Enseignement
 

3. L’influence du modèle numérique sur les modalités d’existence du fait artistique actuel.

A. Le modèle numérique B. L’appareil et le corps communicationnels uniques C. Esthetique et Sculpture relationnelles


II- L’influence du modèle numérique sur les modalités d’existence du fait artistique actuel

« L’informatique nous introduit dans une nouvelle perception spatiale. Il se produit aujourd’hui le même phénomène qui a du se produire à la Renaissance, quand l’invention de la perspective, par sa logique propre, a elle-même induit un mode de représentation architectural. Plus qu’un outil, l’informatique implique un système de pensée et de conception. » Nasrine Seraji, architecte, dans Florence de Mèredieu, Arts et nouvelles technologies, Paris, Edition Larousse, 2003, p. 96.

A- Le modèle numérique

1- Phénoménologie et mathématique

« La nouvelle image saute à pieds joints par-dessus toute une vision romantique et phénoménologique » qui est celle de « l’image-trace, l’image « chair du monde » (...). La filiation est plutôt à trouver vers la Renaissance ou le Baroque, du côté de ces peintres-architectes-ingénieurs (en vrac Alberti, Brunelleschi, Léonard, Dürer) qui (...) dans une frénésie de l’agencement, visent à réaliser l’idée intelligible dans et par le sensible.... tournure d’esprit des plus modernes : sans aller jusqu’à affirmer que le numérique contemporain ne serait qu’une variante de l’analogia renaissante (beau paradoxe non dénué de quelques pertinences), on ne peut néanmoins qu’être frappé par le fait que les grandes préoccupations morphologiques qui agitent ses pères fondateurs sont d’ordre épistémologique. » Alain Renaud, l’imaginaire numérique, Dialogue sur l’art et la technologie (autour d’Edmond Couchot), sous la direction de François Soulages, Paris, L’harmattan, Collection arts 8 ufr arts, philosophie et esthétique, université Paris 8, 2001, p. 67.

Jusqu’à ce que le calcul numérique s’automatise, la conception mathématique du monde manifestait certes un écart évident entre la relativité de notre corps percevant et la capacité d’abstraction de notre pensée capable de générer la représentation rationnelle d’un monde objectif. Cette pensée n’en demeurait pas moins tributaire de notre organisme et de l’adhésion primordiale de notre conscience à notre corporéité préconsciente enracinée dans le monde. C’est du moins ce que nous apprend le point de vue phénoménologique : l’espace physique peut bien être modélisé sous forme de coordonnées géométriques faites de lignes et de calculs, il n’en demeure pas moins que l’unité de mon corps au monde précède cette opération.

En revanche, le fonctionnement informatique, c’est-à-dire le langage automatique des algorithmes et de la programmation ne peuvent être compris dans leurs structuration sans le recours à une analyse des enjeux d’une compréhension mathématique du monde. Parce que s’ils sont automatiques, les calculs informatiques sont avant tout numériques, et que la logique des nombres a d’abord été mise en place et effectuée manuellement. Qu’il s’agisse de Pythagore observant les étoiles et en tirant des principes géométriques, qu’il s’agisse aussi d’un Brunelleschi ou autres architectes renaissants appliquant la géométrie Euclidienne à un système de projection des lignes parallèles en lignes fuyantes, l’homme manipule le chiffre, le nombre et les formes géométriques pour structurer son univers selon les mêmes lois qui, pense-t-il, président à la structuration du monde. Le numérique et le géométrique sont déjà des tentatives de modélisation puisque par l’intermédiaire de ces outils conceptuels, l’homme cherche à se dégager de son adhérence au monde pour essayer de le comprendre dans son ensemble et saisir son unité, sous son extrème diversité. Si les mathématiques permettent à l’homme de construire une vision objective du monde, cela se traduit aussi par la construction tangible d’une architecture de moins en moins dépendante de la seule mesure du corps (nous pensons bien sûr à des notions comme celle du nombre d’or). Loin de nous la prétention de pouvoir rentrer dans une analyse précise des modèles mathématiques, de la différence entre le numérique, l’algébrique et la géométrie descriptive, ou encore de la physique générale mécanique (étudiant les problèmes de gravité ou de pesanteur : si nous pouvons nous permettre une digression plus sur le mode intuitif qu’averti, nous remarquerons seulement que le siècle de la phénoménologie est aussi celui de la relativité, cette théorie d’Einstein selon laquelle les caractéristiques physiques d’un espace varient en fonction des objets qui s’y trouvent.) et de l’implication de toutes ces sciences dans le phénomène architectural ou pictural. Nous nous contentons seulement de remarquer que, sans machine automatique, l’homme de la Renaissance se servait déjà des mathématiques pour essayer d’abstraire ces constructions (ces preuves de présence au monde) de son seul rapport préobjectif au monde : pour Paul Valery, Léonard de Vinci n’est-il pas celui « qui a tissé de purs liens entre tant de formes », travaillant « les structures naturelles de partout » ? Ce « poète de l’hypothèse », cet « édificateur de matériaux analytiques » aurait été bien mal à l’aise de proposer l’unité d’une œuvre picturale, architecturale et scientifique sans le recours aux mathématiques : « Nous ne pouvons nous représenter un tout fait de changements, un tableau, un édifice (...) que comme lieu des modalités d’une seule matière ou loi, dont la continuité cachée est affirmée par nous au même instant que nous reconnaissons pour un ensemble (...) cet édifice. Voici encore ce postulat psychique de continuité qui ressemble dans notre connaissance au principe de l’inertie mécanique. Seules, les combinaisons purement abstraites, purement différentielles, telles que les numériques, peuvent se construire à l’aide d’unités déterminées. » (Paul Valery, Œuvres, Tome 1, Poésies Mélange Variété, Variété-Théorie poétique et esthétique : introduction à la méthode de Léonard de Vinci, 1894, Bibliothèque de La Pléiade, nrf, Paris, Ed Gallimard, 1962 (1er dépôt légal 1957), p. 1154, p. 1155, p. 1180 et p. 1183.) En comparant l’unité de notre psychisme capable de penser le monde comme unité systémique à l’unité qui règne dans le mouvement mécanique ou mieux, dans le système numérique, Paul Valery ne semble-t-il pas nous dire par là que la modélisation scientifique est la meilleure prothèse que l’homme puisse trouver à son esprit ? Si « les lois viennent des objets, non pas tant des objets « en soi » d’ailleurs que des réseaux de relations qu’ils entretiennent. » et si les mathématiques permettent de modéliser ces relations, au sens où le mot modèle vient de « modulus » (terme latin d’architecture désignant « le module ou la mesure établissant les rapports de proportion entre les différents éléments d’un bâtiment, et donc sa cohérence), nous affirmerons avec Philippe Quéau que les Mathématiques sont des « outils idéaux jouant le rôle d’intermédiaire entre la pensée et le réel » (Phillipe Quéau, Metaxu, théorie de l’art intermédiaire, 1- Fondements, l’art des modèles, Collection Milieux, Seyssel, Champ Vallon, ina, 1989, pp. 49-51).

Autrement dit, à partir du moment où l’homme arrive à transposer les réseaux de relations qu’il observe dans le monde, et dont il fait partie, dans un autre univers où ces relations se retrouveront sous formes codées, il ne lui manquera plus qu’à parvenir à ce que ce système, ce monde s’automatise pour que ce dernier corresponde (dans une autre réalité, celle de l’algorithme) à la réalité totale perçue. Car ce système automatique n’aura plus besoin de notre corps percevant pour exister ; corps qui cantonnait jusque là le système mathématique dans une certaine dépendance vis-à-vis de l’ordre phénoménologique.

2- Automation et simulation : de la vie du point à la recomposition du monde

En s’automatisant, le calcul numérique passe du rythme à l’algorithme, de l’espace de l’adhésion analogique (adhésion de l’espace géométrique à l’espace physique) à l’espace autonome et autogéré. Lorsque le mathématicien Claude Shannon (1949) donna une unité d’information : le bit (binary digit), mesurant, sous une forme logarithmique, l’information contenue par un message minimal communiqué à travers un canal, entre un émetteur et un récepteur (un oui ou un non, 0 ou 1), ce qu’avaient déjà fait la radio et la TV en traduisant le son et l’image en ondes électro-magnétiques, avait-il conscience que le calculateur électronique (né de la rencontre entre le tube à vide et la machine électro-mécanique) quitterait définitivement le monde des analogies pour traduire les messages en symboles mathématiques ? Avait-il conscience que, débarrassé de notre corps percevant, le modèle mathématique prendrait une « vie autonome » surprenant son créateur jusqu’à aboutir à la « recomposition originale » d’un monde.

C’est en analysant cette manière automatique de recomposer le monde, c’est à dire non plus de l’imiter (ce qui est l’apanage du corps qui laisse toujours dans son effort mimétique la trace de son échec comme nous l’avons vu) mais de le simuler, d’entièrement le reconstituer que nous pourrons comprendre, dans ce passage de la matrice de chiffres à la grille de pixels, comment l’espace algorithmique est capable, par le jeu des interfaces, de nous offrir une vision structurelle de notre propre espace analogique et, ce faisant, de matérialiser, par le biais de notre corps percevant, la loi de l’algorithme.

La première donnée fondamentale qui va permettre au modèle numérique de trouver un mode d’apparition, qui va permettre la transposition du flux immatériel en une structure matérielle est l’automouvement du processus algorithmique : en s’auto-engendrant l’algorithme calcule non seulement des relations entre des données numérisées ou numériques sur un rythme binaire mais, de plus, il est capable d’aller de transposition en transposition : des micro-implusions électroniques permettent à des données issues du réel d’être traduites en descriptions langagières logico-mathématiques. Puis la matrice numérique définit la position et les caractéristiques chromatiques et lumineuses des pixels. Car dans ces circuits l’ordinateur contient la mémoire d’image (des différentes valeurs attribuées au pixel). Enfin, au cours du balayage de l’écran, le faisceau électronique traduit chacune de ces valeurs numériques en points de lumière colorés. Si le pixel est un échangeur minuscule entre l’image et le nombre, il est ce point à partir duquel l’algorithme tisse une matrice physique qui correspond point par point à la matrice numérique. A la différence du contrôle par plan (peinture, photographie) ou par ligne (vidéo), l’algorithme informatique repart d’une base irréductible.

3- De la structuration du monde numérique à sa formulation dans le monde tangible : au delà de la grille, la plastique du circuit

Comme le grain de sable, le point doit être mué par une sorte de souffle de vie pour arriver à reconstruire, en se démultipliant, la forme et la structure d’un monde : si notre âme se meut d’elle-même, elle a réussi à engendrer un système qui se meut lui-même, c’est-à-dire un système qui arrive à reconstruire ou modéliser virtuellement (pensons aux logiciels d’animation 3D) l’architecture d’un monde. C’est là tout l’enjeu de la simulation : « l’homme met de la vie dans ce qu’il fabrique (...). Dans la simulation, ce qui est en jeu, c’est de mimer la vie même. (...). La simulation cherche moins à identifier des structures qu’à saisir des principes, des lois générales de mouvement. (...) La modélisation est un acte quasi-démiurgique. (...) On commence par créer de petits modèles-outils, et puis, on peut remettre en question toute sa philosophie du monde. Dans les modèles sommeillent des Golems » (Phillipe Quéau). Ce regard méta-structurel que porte l’espace de la simulation sur le monde fonctionne non seulement parce qu’il est, en tant qu’image numérique, la traduction analogique d’une structure mathématique mais aussi parce qu’il vient détrôner la dépendance de la représentation face à l’accident phénoménologique de son apparition. Autrement dit, « Le numérique introduit un nouvel ordre visuel, et plus généralement perceptuel, qui substitue la simulation du réel à sa représentation » (Edmond Couchot, La technologie dans l’art, de la photographie à la réalité virtuelle, partie II : l’art numérique, p. 131). C’est-à-dire qu’il vient prendre la place de la représentation, qu’il s’installe dans l’espace réel sans pour autant avoir un temps réel, un « ça a été », une matérialité ancrée.

Certes, par son ancrage au monde, notre corps percevant qui touche le clavier et voit l’écran numérique préside à l’événement de la boucle interactive. Il donne vie à l’ordinateur. Il en fait une prothèse. Certes, par le biais de notre corps, les interfaces font empreintes dans le monde parce que nous nous comportons devant ces fausses machines à écrire ou ces images simulées comme devant les images réellement analogiques. Mais, en retour, l’architecture immatérielle de ce monde mathématiquement uniforme de points pose chacun des individus qui communique avec lui comme identique dans la structure de l’échange. La mesure du point par pouce (DPI) atteste une certaine relation de l’unité numérique à l’unité corporelle. Mais cette relation, si elle se structure encore dans une boîte, un écran et un cadre, ne passe plus par le vecteur d’une matière singulière, d’un substrat emprunté attestant la singularité du mouvement de celui qui la crée et de l’imagination de celui qui la reçoit (ce qui est encore le cas avec la télévision). Cette relation uniformise les échanges ou les met sur le même plan. Un fois rentrés et numérisés dans la machine informatique, nos tapotements de clavier, nos empreintes peuvent essayer de se différencier de ceux d’un autre. Elles sont de toute façon transformées en données algorithmiquement identiques à celles que d’autres corps sur la planète rentreront dans le réseau mondial. Réseau, le mot est lâché, ce mot, qui plus que la notion de point ou de pixel, peut prouver que la structure numérique se projette hors d’elle dans le monde. Cette structure installe les ordinateurs terminaux (et donc nos corps percevant qui les premiers s’y rattachent) comme autant de points uniformes à partir desquels se tisse le réseau, la toile planétaire.

Nous retrouvons cette observation de l’influence du modèle numérique sur la restructuration du monde phénoménologique chez l’anthropologue Marc Augé : « l’heure est venue d’une anthropologie généralisée à l’ensemble de la planète. S’y adapter signifie prendre en considération les modalités nouvelles de symbolisation à l’œuvre dans l’ensemble planétaire. Ces modalités font intervenir les réseaux d’information qui sont les instruments par excellence des dispositifs rituels élargis, les élaborations particulières des individus plus ou moins intégrés à des réseaux (...). De ce point de vue, un prophète-guérisseur africain, un groupe d’architectes travaillant à un projet d’aménagement ou une équipe médicale s’interrogeant sur la forme de son intervention dans tel ou tel milieu constituent des réalités de même nature. S’adapter au changement d’échelle, ce n’est pas cesser de privilégier l’observation de petites unités mais prendre en considération les mondes qui les traversent, les débordent et, ce faisant, ne cessent de les constituer et de les reconstituer » (Marc Augé, Pour une anthropologie des mondes contemporains, nouveaux mondes, Paris, Edition Champs Flammarion, 1994, pp. 177-178). Autrement dit, si nos corps ont encore un rôle à jouer, c’est celui d’alimenter le réseau par les contenus qu’ils y mettront ; contenus qui seront numérisés ou modélisés. Les corps donneront ainsi vie et mouvement à un réseau installé dans le réel et en constante évolution. Avec la notion d’horizontalité qui fait d’Internet un espace qui « n’a pas de centre », un espace « sans hiérarchie » où il y a « une multiplicité de points sans limite de périphérie » et « où chacun peut y entrer » (Guy Champailler, Art-Processif, Nice, Z’éditions, 1997, pp. 19-86), la notion de réseau définit l’insertion du numérique dans le réel. Pour preuve, cette insertion vient bousculer la logique de l’échelle, qui à la base est celle du corps. L’architecture réelle du réseau numérique n’a pas d’échelle. De la même manière que l’espace algorithmique « est sans topos », qu’il est un espace de points binaires « où toutes les lois, les dimensions, les topologies sont théoriquement possibles », sa réalisation dans le réel, par nos corps appareillés ou plutôt interfacés (pour suivre Couchot), passe aussi bien par la forme du circuit intégré, que par celle du clavier d’ordinateur, ou par celle des cordons des ordinateurs branchés en réseau... De la fenêtre que l’on ouvre sur son écran aux autoroutes de l’information, si l’espace numérique se pare d’un vocabulaire emprunté au réel, c’est qu’il a réussi à en trouver la structure générique.

Il est par exemple fascinant de voir comment le micro-circuit est capable à lui tout seul d’évoquer un échangeur périphérique ou le plan d’une cité. Si pour Fabrice Hybert, la plastique du circuit intégré est « l’expression visuelle de la pensée contemporaine » (Elisabeth Lebovici, La plastique du Circuit, entretien avec Fabrice Hybert, Libération, Numéro Hors Série, Les objets du siècle, Paris, 1999, p. 11), c’est qu’il manifeste la capacité de l’algorithme à établir dans le réel la forme de son architecture fractale. Comme le sable ou toute autre structure naturelle fractale, le système numérique (point-pixel-circuit-ordinateur-réseau) conserve, de l’invisible au gigantesque, du microscopique au macroscopique mais aussi, de l’espace virtuel à l’espace réel, la même cohérence architecturale.

Dans l’art analogique, l’homme était le centre perspectiviste à partir duquel la re-présentation du monde pouvait avoir lieu. Sans la présence poïétique de son corps dans l’image, qu’il s’agisse plus ou moins de sa vision ou de sa main, la vie ou le devenir esthétique de l’œuvre achevée ne pouvait être perçu. L’apparition du réseau qui place sur le même fonctionnement, au résultat désincarné, la posture de l’artiste et du spectateur, dessine, s’il fallait le schématiser, la même forme que la Grille. Cette figure récurrente traverse la modernité artistique, de Mondrian à Judd par exemple (Cf. Rosalind Krauss, Grilles, L’originalité de l’avant garde et autres mythes modernistes, Paris, Editions Macula, 1993, pp. 93-109) . Mais le réseau n’arrête pas ou ne fige pas cette grille dans une empreinte de grille qui porte la marque du pinceau ou de la démarche de l’artiste. Il n’imite pas cette grille qui représente la ville vue d’en haut ou l’industrialisation sérielle. Le réseau est une méta-mimétique de la grille car il étale son image dans le réel, il l’horizontalise et la production ou la réception de l’œuvre n’est pas épargnée. Là où la poïétique analogique faisait figure de pléonasme replaçant l’évidence du corps au centre de la représentation la plus mathématique soit-elle (pensons à la dimension anthropomorphique de l’œuvre minimaliste de Robert Morris par exemple), le produire numérique, le corps qui rentre des données dans la machine, n’est qu’un point, une articulation d’un ensemble architectural fractal étalant son autonomie ou son autosuffisance simulée à l’ensemble planétaire.

Du coup, si le corps était dans l’ancien système la garantie du potentiel imaginaire de l’art analogique dont toute la force résidait dans ce passage par l’appareil-empreinte du mouvement de l’artiste à l’attention du spectateur, il est devenu dans le nouveau système la nourriture d’un art numérique qui transforme nos empreintes en chiffres pour les formater comme autant de modules grillagés. Ces derniers, « réanalogisés » à l’autre bout de la planète, convoqueront dans le corps de celui qui les recevra et posera sur eux un regard ou une main, la même « posture numérique » que celui qui a produit le message, celui dont la machine a pris le corps.

Qu’il s’agisse de celui qui envoie sur internet le message numérique par le biais de son clavier (interface d’entrée) ou qu’il s’agisse de celui qui le reçoit par son écran (interface de sortie), le corps dans les deux cas doit faire preuve de la même sensibilité. Celle-ci consiste à soumettre ou parquer ses perceptions dans une grille qui, comme un filtre, se débarrassera de leur fond archéologique. Si l’appareillage informatique vient, contre l’appareil analogique (le médiateur d’empreinte, l’appareil à deux entrées), casser la distinction entre l’ordre poïétique et l’ordre esthétique qui définissait le lieu de l’œuvre, ce n’est qu’en analysant le fonctionnement de ce nouvel appareil unique aux entrées toutes identiques que nous pourrons essayer d’identifier la nouvelle place du fait artistique à l’heure actuelle.

B- L’appareil et le corps communicationnels uniques

Dans l’espace réel, le corollaire de la morphogénèse de l’image-matrice serait donc le mode de distribution propre à l’image-réseau. Ce mode de distribution fonctionne sur la mise en place démultipliée d’un appareil unique de production-réception qui, en chacun de ses points connectés les uns aux autres par des cordons électriques, va manifester ou donner l’architecture réelle d’une toile virtuelle. Le dehors de cet appareil unique va solliciter les mêmes facultés perceptives chez l’auteur ou le récepteur du message tous deux confondus dans un corps unique qui subit l’influence d’une seule loi, celle du module.

(GIF)

A la différence de la machine à dessiner en perspective de Dürer (où le corps et l’œil prennent place dans un dispositif de projection) ou du tableau d’un De Kooning (qui mesure son corps aux dimensions de sa toile), l’appareil informatique n’est pas un filtre analogique à travers lequel le regardeur peut imaginer et revivre le point de vue ou l’empreinte du corps du producteur de l’image (Cf. Planche 1). L’appareil informatique n’a pas deux faces analogiques chacune tournée vers un corps poïétique et un corps esthétique. Il a une inter-face, c’est-à-dire étymologiquement une face « tournée vers », une seule face analogique qui oriente le corps soumis du coup à une seule posture vers une matrice numérique où se mélangent les résidus algorithmiques de tous les corps uniques qui se connectent au réseau. Si le corps de l’artiste et le corps du spectateur s’hybrident dans un corps unique, dans un comportement post-analogique, soumis au numérique, cette fusion observable dans le champ phénoménologique réel est la conséquence de l’influence du fonctionnement du réseau algorithmique sur son dehors, son terminal : en effet, les données que nous rentrons dans la machine, les perceptions et les gestes singuliers de notre corps-émetteur sont transformés et confondus dans le même code binaire que le code qui transformera les perceptions et les gestes du corps-récepteur. Mieux, par le jeu des interfaces, qui nous permettent de communiquer quasiment en temps réel avec une autre personne à l’autre bout de la planète, les deux traductions codées des deux corps se mélangent, interagissent à travers un message dont nous ne saurions plus reconnaître, dans sa structure algorithmique, ce qui est de l’ordre de l’origine ou de la destination : « hybridation entre l’auteur, le propos véhiculé par la machine et le destinataire, le message n’est plus projet d’un point à un autre mais s’élabore au cours de l’échange à travers l’interface. (...) Les acteurs » sont « déhiérarchisés » (Edmond Couchot). Plus précisément, « il n’y a plus médiation entre l’auteur et son destinataire à travers un dispositif de transmission qui ne fait que véhiculer cet énoncé en l’altérant plus ou moins, il y a commutation directe et (plus ou moins) instantanée dans l’espace et dans le temps entre un récepteur devenu émetteur, un émetteur devenu récepteur et un énoncé flottant qui a son tour émet et reçoit. (...) La production du sens est bouleversée. Le sens ne préexiste pas, il se crée au cours de l’échange » (Edmond Couchot).

Du coup, si, pour pouvoir continuer d’en tirer un potentiel artistique, nous voulons comprendre la réalité, la présence de ce corps unique, la manière dont il ne peut, même soumis à la simulation, qu’adhérer au réel, nous devons comprendre cette loi de l’échange. Car cette loi unifie dans l’espace virtuel des espaces différents et des corps différents dans une même épaisseur numérique par le biais d’un corps unique interfacé qui, au travers d’une sensibilité unique tactilo-visuelle (par laquelle ce qui se perd, la trace, est abandonnée sur l’appareil et n’intègre pas le message) est « désormais plus trajet que sujet » (Edmond Couchot). Car cette loi de l’échange a comme corollaire la solitude du corps sensible devant l’appareil. Dans son Anthropologie de la communication, Yves Winkin nous rappelle que « dés le moment où il y a coprésence physique, il y a effectivement obligation... obligation de rendre à l’autre ce qu’il a offert... » (Yves Winkin, Anthropologie de la communication, de la théorie au terrain, Chap. XIV : la communication encore une fois, la communication comme performance, Paris, Edition Points Essais, Seuil, 1996, 2001, pp. 271-272). Or, la particularité de l’appareil informatique consiste à nous poser seul devant l’écran tout en propulsant le doublon algorithmique de notre corps dans un espace virtuel d’échange. Là où, dans l’ancien monde, l’économie archaïque du « donner-recevoir-rendre » (Yves Winkin) se réalisait dans la mise en scène des corps, les mettant chacun dans des postures sensibles différentes (production, don, réception), le nouveau monde post-photographique (Xavier Molénat, Vers une ère post-photographique, Hors série de Sciences Hmaines « Le Monde de l’image », décembre 2003- Février 2004, p. 72. D’après William J. Mitchell, professeur au Massachusetts institute of technology, l’avénement de l‘image numérique a aboli « la distinction entre producteur et consommateur de l’image » et « rend problématique la question de sa localisation » ) isole chaque corps de l’autre et les rend tous identiques dans leur comportement : ce qui est fascinant, c’est qu’au moment où chaque internaute agit de façon identique avec son corps tapotant le clavier, cliquant la souris et focalisant l’écran, chacun participe à une zone interactive d’échange qui, si elle est virtuelle, n’en est pas moins très diversifiée : forums de discussions, mailing, tchat, groupe, site de rencontre... C’est comme si l’économie archaïque qui se réalisait jusqu’alors dans l’espace tangible par le biais de nos corps divers s’était déplacée dans un territoire simulant nos anciens rites. Pour le sociologue de l’imaginaire qu’est Michel Maffesoli, potentiellement, le « câble », les messageries informatiques (...) créent une matrice communicationnelle où apparaissent (...) et meurent des groupes (...) groupes qui ne sont pas sans rappeler les archaïques structures des tribus ou clans villageois.(...) La seule différence notable est certainement la temporalité propre à ces tribus » (Michel Maffesoli Le temps des Tribus, le déclin de l’individualisme dans les sociétés postmodernes, Chap. 6 De la proxémie, 3. Tribus et réseaux, Paris, Edition La table ronde, 1988, 2000 pour cet édition, pp. 246-247). Mais cette différence n’est pas des moindres puisque ce temps de synthèse, ce temps ouvert, ce temps réseau laisse notre corps percevant séparé de la communauté, de la communion qui, jusque-là, engageait la diversité des actions de nos membres s’entremêlant et laissant des traces.

Les seules traces que le rituel communicationnel peut aujourd’hui laisser sont devant nous et uniquement pour nous : touches de clavier sales d’empreintes digitales, poussière accumulée sur l’écran (pensons bien sûr à L’élevage de Poussière de Duchamp). Ces traces ne servent plus à rien. Elles ont été délaissées par un imaginaire simulé qui, pourtant, sans elles, ne pourrait vivre et sans cesse se réaugmenter de nouveaux sites internet, de nouveaux groupes de discussions ou de nouveaux sites de vente par correspondance. Serions-nous passés d’une ère incarnée de la représentation à une ère désincarnée de la communication ? « La table numérique universelle a surtout ceci de nouveau par rapport à la table de verre (...) qu’elle tend à la constitution » de la « relation représentable » en « information ». Ce qu’expose cette table n’est donc plus la représentabilité mais la communicabilité, autrement dit l’échangeabilité de signes qui circulent sans avoir besoin de représenter quoi que ce soit pour qui que ce soit » (Catherine Perret, Tableaux-Ecrans, exposition à la Galerie Les filles du Calvaire, Paris, 12 Mars-16 avril 2005). En fait, Internet simule un espace-temps décorporalisé uniquement pour ceux qui lui donnent vie sans prendre le recul nécessaire, le temps, la patience analogique d’analyser que, pour faire vivre une illusion, il faut physiquement y adhérer. Dés lors qu’il s’agit d’une illusion simulée, notre posture d’adhésion est doublement trompée : elle continue d’adhérer, de toucher et de voir, de croire, fascinés que nous sommes par la perfection analogique du déguisement simulé de l’algorithme, alors qu’en réalité, notre corps s’agite dans le vide comme une marionnette fascinée, séduite et sensuelle dont la conduite serait dictée par des chiffres (L’ordinateur est « une structure de personnalité absente ». Il y a à son contact un « plaisir érotique et de perte de contrôle du corps » Allucquère Rosanne Stone, Le corps réel pourrait-il se lever ? Dans « Connexions- Art-Réseaux-Médias », sous la direction de Annick Burreaud et Nathalie Magnan, op. cite note 7, p. 499). La métaphore est certainement un peu poussée. Elle aura cependant le mérite de faire comprendre que si la posture ou la sensibilité du corps unique continue d’être analogique, elle n’en est pas moins vidée de son sens : l’image s’est décalée de l’empreinte, l’échange simulé s’est décalé de la base physique de l’échange (nous nous comportons devant un ordinateur comme devant une machine à écrire alors que par les mêmes gestes solitaires nous communiquons avec quelqu’un au travers du réseau numérique). Sans dénigrer le contenu, oh, si riche, des échanges virtuels, ne devons-nous pas, à l’heure de l’architecture planétaire, trouver le moyen d’approcher ce corps unique, de le reconnecter à l’espace réel et aux autres corps uniques qui l’entourent sans pour autant remettre en question cette nouvelle sensibilité solitaire mais si merveilleusement tournée vers l’échelle planétaire ? L’artiste n’est-il pas devenu aujourd’hui un « sémionaute » (Nicolas Bourriaud, Le nouveau Squatter, Beaux-Arts Magazine, Paris, numéro spécial « Qu’est ce que l’art aujourd’hui ? », 15 décembre 1999, p. 18) capable de « créoliser » (Bourriaud) les langages, capable de réinjecter à l’intérieur de la dictature de l’unique sensibilité, des éléments étrangers à cette sensibilité mais capables de réactiviter l’action libérée des corps ? Où l’art qui respecte la mobilité et la relation des corps peut-il encore avoir lieu dans une nouvelle ère anthropologique qui le dénigre ? Comment une sensibilité orientée vers son absentement, une esthétique numérique peut-elle retrouver la valeur du mouvement phénoménologique qui la permet ?

C- Esthétique et sculpture relationnelles

« Je pense qu’il y a aujourd’hui plus d’images dans le monde que de réalité même. », Thomas Demand, cité par Jean-Max Colard, « l’ère du soupçon », Qu’est-ce que l’art aujourd’hui, numéro spécial Beaux-arts Magazine, mai 2002, p.114.

1. Le design comme forme artistique ou le bureau anthropologique

Nous venons de voir que, si la sensibilité numérique convoquait le corps, c’était pour rendre aveugle l’adhésion analogique de celui-ci aux interfaces. Les images numériques interfacées simulent le réel si parfaitement qu’elles nous poussent à les croire, à phénoménologiquement les re-connaître et les activer. Cette tromperie unifie le comportement de l’artiste et du spectateur dans une même posture solitaire, les doigts sur le clavier et les yeux rivés à l’écran, une posture qui n’envoie ni ne reçoit plus sa capacité à faire empreinte dans le réel. En abandonnant ces empreintes au profit de leur simulation, l’âge numérique abandonne le médiateur archéologique par lequel la poïétique de l’artiste pouvait trouver une postérité imaginaire dans l’attitude esthétique de son spectateur. Du coup, loin d’avoir remplacé la boîte muséale capable de contenir la mémoire indicielle de l’artiste et de l’offrir à l’imaginaire du spectateur (du regardant), la boîte informatique est un échangeur de relations virtuelles devant lequel les singularités du corps qui produit ou du corps qui contemple sont balayées par un comportement machinal unique. Celui-ci colporte à l’extérieur de l’impalpable monde du bit, une structure arachnéenne de points uniformes reliés les uns aux autres. Si le rôle de l’artiste d’aujourd’hui consiste peut-être à aller réveiller l’homme-machine de l’isolement de sa sensibilité, cela ne pourra se faire qu’en se déplaçant de l’atelier ou du musée, (des lieux poïétiques et esthétiques devenus désormais peut-être caduques ou plutôt inutiles à l’art actuel) pour aller investir le réel intime au plus près du bureau quotidien de chacun : l’artiste d’aujourd’hui « se déplace, il va là où les images se font » (Nicolas Bourriaud, La crise de l’atelier, Beaux arts magazine, numéro spécial « Qu’est ce que l’art aujourd’hui ? », déc 99, p. 16). Et ces images numériques posent justement « la question des frontières entre espace privé et espace public, notre temps étant celui de la remise en cause de ces frontières, le là et le hors là » (Edmond Couchot et Norbert Hillaire, Comment la technologie vient au monde de l’art, Chap. IV Art, société et culture à l’heure de la mondialisation, Les nouvelles frontières de l’art, Paris, Edition Champs Flammarion, 2003, p. 238). Ce déplacement de l’artiste est fort de sens puisqu’il induit une prise en considération de la réalité relationnelle de l’imaginaire numérique qui a délocalisé le corps et le lieu de l’œuvre jusqu’à son absentement (l’image numérique est partout et nulle part à la fois, elle circule dans un espace-temps ouvert). Mais il induit aussi une prise en considération de notre archéologique adhésion à l’image qui, si elle est trompée, uniformisée et déshabillée de sa vocation imaginaire, demeure pourtant présente. Cette double prise en compte débouche, comme une sorte de chiasme, sur une « esthétique relationnelle » : un art qui tirerait ou qui détournerait du modèle numérique sa capacité programmatique, interactive et computationnelle d’échange pour la faire retourner ou revenir dans le réel archaïque dont elle s’était absentée, et, ce faisant, permettre à notre sensibilité machinale (qui gît au cœur du réel) de redécouvrir, dans son unicité viscérale, la preuve d’un fond anthropologique inaliénable en attente d’intentionnalité et de communion avec le monde : « les œuvres ne se donnent plus pour but de former des réalités imaginaires ou utopiques, mais de constituer des modes d’existence ou des modèles d’action à l’intérieur du réel existant (...). La possibilité d’un art relationnel (un art prenant pour horizon théorique la sphère des interactions humaines et son contexte social plus que l’affirmation d’un espace symbolique autonome et privé) témoigne d’un bouleversement radical des objectifs esthétiques, culturels et politiques mis en jeu par l’art moderne. (...) L’une des virtualités de l’image est son pouvoir de reliance. (...) L’art contemporain développe bel et bien un projet politique quand il s’efforce d’investir la sphère relationnelle en la problématisant.(...) L’informatique privilégie la notion de programme, qui vient infléchir la manière dont certains artistes conçoivent leur travail. (...) La forme de l’œuvre contemporaine s’étend au-delà de sa forme matérielle : elle est un élément reliant » (Nicolas Bourriaud, La forme relationnelle, esthétique relationnelle, op. cite note 4, pp. 13-21). Si beaucoup d’artistes font le choix aujourd’hui de s’inscrire dans des contextes sociaux et économiques sur un mode fusionnel, intégré, d’investissement de la réalité, se dégageant par là du formalisme propre à la modernité, ce n’est pas pour autant qu’ils abandonnent la relation d’adhérence du corps à l’œuvre indicielle que cette dernière avait révélée. Bien au contraire, l’indice ayant disparu de ces images numériques qui nous regardent du haut de leur accoutrement simulé en même temps qu’elles nous apprennent à nous absenter dans l’échange, le but est bien évidemment de retrouver l’adhésion au réel de cette dictature de la relation virtuelle, de transformer cette posture de la disparition en sensibilité relationnelle. S’il s’agit d’extraire de l’image numérique son pouvoir de reliance pour le poser dans le réel au plus près d’un corps communicationnel mais isolé, s’il s’agit en d’autres termes de réifier l’échange là où il n’y a que solitude, nous retrouverons dans cette esthétique relationnelle quelque chose de foncièrement archaïque : l’objet qui porte une valeur d’échange est magique, sa présence est empreinte de la présence de celui qui échange. Référons-nous au texte clé en la matière de Marcel Mauss sur le Don, le Potlatch dans les sociétés archaïques avant de voir comment cette idée peut nous permettre de redonner à l’appareil unique informatique une présence relationnelle : chez les indiens Maori, « ce qui, dans le cadeau reçu, échangé, oblige, c’est que la chose reçue n’est pas inerte. Même abandonnée par le donateur, elle est encore quelque chose de lui. Par elle, il a prise sur son bénéficiaire, comme par elle, propriétaire, il a prise sur le voleur. Car le Taonga (la chose donnée) est animé par le hau (esprit) de sa forêt, de son terroir, de son sol ; il est vraiment « native » : le hau poursuit tout détenteur » (Marcel Mauss Sociologie et anthropologie, Deuxième partie, Essai sur le don, forme et raison de l’échange dans les sociétés archaïques, Chapitre premier : les dons échanges et l’obligation de les rendre, II. l’esprit de la chose donnée (maori), op. cite note 21, p. 159). Si nous voulons redonner à notre corps, qui tapote sur un clavier pour communiquer quelque chose à quelqu’un situé ailleurs, toute sa réalité phénoménologique, si nous voulons en tant que plasticien reconsidérer cette sensibilité machinale aveugle en ne séparant plus les empreintes qu’elle produit du message désincarné qu’elle envoie, si nous voulons redonner à notre action devant la machine une intentionnalité qui colle au réel, nous imaginerons que les interfaces d’entrée d’ordinateurs sont des objets que nous offrons à l’autre parce qu’ils portent notre trace et qu’en retour l’autre nous offrirait une interface de sortie. Mais ce scénario burlesque ne veut rien dire en soi. Il pourrait faire l’objet d’une performance mais, pour l’heure, il nous apprend surtout à voir dans les outils informatiques des objets recouverts de notre présence mais dépossédés de leur fonction archaïque d’échange puisqu’abandonnés à la solitude. Or l’appareillage informatique, appartenant au système du Capital et à la grande famille des objets de consommation, avant d’être outil de communication, est d’emblée la matérialisation d’une valeur d’échange : chacune des marchandises « ressemble complètement à l’autre (...). Métamorphosés en sublimés identiques, échantillons du même travail indistinct, tous ces objets ne manifestent plus qu’une chose, c’est que dans leur production une force de travail humaine a été dépensée, que du travail humain y est accumulé. En tant que cristaux de cette substance sociale commune, ils sont réputés valeurs. Le quelque chose de commun qui se montre dans le rapport d’échange ou dans la valeur d’échange des marchandises est par conséquent leur valeur ». Autrement dit, l’article ordinateur jouit comme le cadeau Maori d’une certaine fétichisation. Il porte en lui quelque chose de celui qui l’a fabriqué. Ou plutôt il incarne une « force humaine de travail » (Karl Marx, Le Capital (1867), Livre I, Première section, Chap. 1 La Marchandise, Paris, Edition Champs Flammarion, 1985, p. 43).

Mais à l’empreinte magique (qui porte l’esprit de la forêt) du fétiche archaïque, la fétichisation de la marchandise substitue une présence humaine générique jusqu’au point de trouver dans le modèle numérique un principe universel d’échange et dans l’appareillage informatique une forme relationnelle unique. Mais les empreintes digitales délaissées, celles toutes personnelles que nous laissons sur notre ordinateur viennent contredire cette valeur générique par un fond archéologique, un substrat de matière qui affirme la singularité accidentelle et événementielle de notre présence (ce n’est certainement pas un hasard si Duchamp relia dans sa démarche la logique reproductible du Ready-Made à l’irréductible présence de l’empreinte). Plus précisément, l’imprévisibilité phénoménologiquement ancrée de notre être au monde, qui fixe les bases existentielles du dialogue persiste, quand bien même le modèle numérique pousse à son comble le caractère générique de la prothèse de communication capitaliste. Parce que tout appareil informatique est censé s’adapter à n’importe quel corps, quel meilleur exemple pourrions-nous donner que la forme ergonomique d’une chaise ou de tout autre objet design produit à des milliers d’exemplaires, de clones tous parfaitement identiques les uns aux autres (grâce aux machines outils à commandes numériques) : n’est-ce pas une forme générique qui matérialise la volonté de s’adresser à une seule présence corporelle unique alors que nous avons tous des corpulences singulières ? A l’instar de notre posture unique et machinale de communicant numérique, la posture que nous adoptons devant l’objet de mobilier design nous fait ressembler à tout le monde : l’objet de communication uniformise les relations là où son fond phénoménologique le particularise. Tout dépend donc de la posture de notre corps : soit cette posture est absorbée par celle toute modélisée que lui dicte la loi algorithmique du réseau ultra-capitaliste. Soit elle va se remobiliser sur l’exception de sa présence, sur la singularité de sa corporéité en attente phénoménologiquement manifeste de liaison avec une autre corporéité. Pour s’appuyer (en la détournant quelque peu) sur la distinction opérée par Edmond Couchot entre le « sujet-on » et le « sujet-je » (Edmond Couchot), soit nous laissons entraîner notre être phénoménologique par l’aveuglement que suscite l’habitus commun, le modelage uniforme de la perception par un comportement technique impersonnel (et non prépersonnel), soit nous refusons de délaisser la spécificité matérialisée de notre présence au monde. Dans ce cas et parce que la « machine organique » (Descartes, les passions de l’âme (1649), Paris, Edition Flammarion, 1996, p. 61) produit de l’imagination incarnée, là où la machine numérique la simule, le plasticien devra d’abord retourner près de cette dernière dans le réel et réifier ses propres traces qu’il y avait délaissées.

Mieux, s’adaptant à la sensibilité unique exigée par la relation numérique, il devra trouver le moyen d’enclencher ce retournement au plus près de tout un chacun. Entrant de plain pied dans la réalité quotidienne et dans son cortège de postures uniformisantes, y compris celle à laquelle nous assigne l’ordinateur de bureau, le design semble le chemin par lequel l’artiste désormais nomade peut procéder à ce devoir de réification phénoménologique (de reconsidération de l’interdépendance première qui lie le sujet à l’objet, le corps à la prothèse) .

(GIF)

Ce qui peut intéresser le plasticien nomade, c’est non seulement « la situation sociale dans laquelle le design » (Andréa Blum, Le design au prisme de l’art, Art press, Paris, sept 2003, n°293) le met, mais la possibilité aussi, à travers cette insertion dans le champ social, de pouvoir « mettre la logique du produit au service d’une propagande des choses » (Jean-Luc Moulène, « Qu’est-ce que l’art aujourd’hui ? », numéro spécial Beaux-arts Magazine, Paris, mai 2002, p. 176). Le corps percevant, directement touché dans son quotidien, verra alors son comportement se libérer de la posture générique que lui impose l’ergonomie unique de l’objet design de consommation. Par là même, il pourra réinventer une singularité de regard, de geste et d’attitude grâce à un objet qui fait grève, qui proteste contre son uniformisation pour reprendre le titre des simulacres d’objets de consommation de Jean-Luc Moulène (cf. Planche 2). A l’instar de L’HybertMarché de Fabrice Hybert ou de la démarche de l’artiste allemande Folke kôbberling qui, héritant de l’entreprise paternelle « Kôbberling elektronik » (boutique de résistances basée à Kassel), fait la vente, la formation, la promotion, et la publicité de résistances électroniques anciennes et inutilisables, le schéma de l’artiste usinant, vendant des objets de consommation et imitant le processus industriel pour mieux pouvoir le détourner, met effectivement l’individu dans la position de prendre du recul sur sa « machinalisation » et de retrouver peut-être un rapport premier à la chose. Cela fonctionne car la forme de l’œuvre a accepté d’insérer le tissu relationnel uniformisé qu’entraîne un imaginaire simulé neutralisant la corporéité du sujet et sa capacité à faire trace. Cela fonctionne car les artistes ont bien compris que l’on ne s’installe plus « devant une image comme au temps du premier degré » (Philippe Parreno, La fabrique du réel , Beaux Arts Magazine, numéro spécial, « Qu’est-ce que l’art aujourd’hui ? »), celui où le transport métaphorique porté par l’appareil iconique était provoqué par la médiation de l’empreinte.

Paradoxalement et plus que jamais à l’âge des réseaux qui tissent et mélangent les liens, le système de l’art, par son insertion dans le milieu social, a retrouvé, comme à l’âge archaïque des échanges totaux (unifiant les réalités distinctes du fétiche et du festin), une ouverture et une capacité d’échange « avec le système extérieur (...). La fonction artistique, quoiqu’elle prenne l’essentiel de ses modèles dans l’art, s’exerce dans d’autres secteurs de l’activité humaine que l’art » (Dominique Château, L’art comme fait social total, Chap. IV : l’art comme fait social total, versant objectif, Paris, l’Harmattan , l’Art en bref, 1998, p. 76). En allant par exemple se superposer au secteur du design, l’œuvre d’art, en tant que forme relationnelle, se reconnecte à notre capacité esthétique qui s’exerce depuis toujours dans mille autres secteurs que celui du musée. Parce que la fonction esthétique « s’insère sur une base de pratiques machinales liées en profondeur à la fois avec l’appareil physiologique et avec l’appareil social. Une part importante de l’esthétique se rattache à l’humanisation de comportements communs à l’homme et aux animaux (visuel, auditif....) (....) et à l’intellectualisation (...) des faits biologiques de cohésion avec le milieu naturel et social » (André Leroi-Gourhan, Le geste et la parole, Tome II, La mémoire et les rythmes, Troisième partie : les symboles ethniques, Chapitre 10 : introduction à une paléontologie des symboles, Le comportement esthétique).

Le champ de l’art rejoignant désormais le champ social et le champ de l’esthétique n’ayant jamais quitté le terrain physiologique, nous pouvons en retour espérer que se dégage du « fait social total » (Pour Marcel Mauss, le Potlatch est une catégorie qui met en branle la totalité des séparations de la société « ces faits sont tous des faits sociaux totaux » Marcel Mauss, Sociologie et anthropologie) son fond artistique. Et cela au point qu’il ne soit plus besoin qu’un plasticien modifie un produit pour qu’on en perçoive autre chose que l’outil d’une uniformisation des comportements, pour qu’on en perçoive, par delà sa fonction, la poésie ethnologique et anthropologique.

Est-ce un hasard si au travers des objets design, « le consommateur achète désormais moins une fonction que l’idée de sa propre identification au groupe » (Claire Fayolle et Chloé Braunstein, De l’objet à l’icône, Question de design/au design, Beaux-Arts Magazine , « Qu’est-ce que le design (aujourd’hui) ? », numéro hors série, novembre 2004, p. 37) ? L’insertion du regard archéologique de l’art dans l’imaginaire uniformisé de la société-réseau n’a-t-elle pas entraîné une certaine intelligence du regard du consommateur sur l’origine de ses comportements machinaux ? En retour le designer d’aujourd’hui n’est-il pas un artiste aussi critique que le plasticien puisqu’il est capable d’envoyer « un message sensoriel largement indépendant de la fonction ». Bien plus, à la croisée de la technologie numérique industrielle et du corps du consommateur, le designer n’est-il pas celui qui connaît et soumet le logiciel numérique afin de concevoir les formes de ces objets design et afin de mieux pouvoir réfléchir sur les enjeux phénoménologiques de cet objet sensoriel qu’il propose au consommateur ? N’est-il pas celui qui peut réhumaniser l’uniformité qui lie le réseau virtuel algorithmique au réseau réel des appareils communicationnels uniques ? « Arbitre à la frontière entre le dehors et le dedans : il n’est plus designer d’outils (c’est la Conception Assistée par Ordinateur qui s’en charge) mais analyste des actes, analyste des situations qui se découpent dans le flux de vie des êtres, dans leur conflit avec l’environnement, il est créateur d’environnement » (Abraham A.Moles, Vivre avec les choses : contre une culture immatérielle, art press, hors série, n7, 01-1987, article paru dans La Critique en Design, Contribution à une anthologie, textes rassemblés et préfacés par Françoise Jollant-Kneebone, Nîmes, Ed Jacqueline Chambon et cnap, 2003, pp. 242-250).

(GIF)
(GIF)

Cela est particulièrement frappant chez certains designers comme le japonais Isao Hosoe qui travaille sur la forme du bureau informatique, non pas tant comme prothèse répondant à un corps unique, mais plutôt comme agencement ou structure ouverte offrant au communicant qui s’y installe une possibilité d’expression de son propre corps, de son propre sujet-je (cf. Momotaro Office System, planche 3 et 4). Pour peu que le concepteur de bureau informatique, évoluant désormais dans le même espace social que l’artiste, puisse scruter l’inaliénable fond anthropologique de l’appareil, une synthèse s’opère entre la fonction machinale uniformisante de l’ordinateur et sa capacité à dépendre d’une spatialité phénoménologique en accord avec l’intégrité de notre corps percevant : « Non pas une simple étude ergonomique, réductible à un calcul précis des distances et des fonctions, mais la donnée anthropologique de notre corporéité, qui n’engage pas moins l’univers culturel que l’univers physique. Dans les structures profondes de notre mouvement dans l’espace se niche un schéma archétypique rituel, un système dynamique qui exprime des figures cérémonielles précises, dont la signification se perd dans les aubes brumeuses de notre conscience historique et affleure de nouveaux dans les gestes, les intervalles et les postures que le corps dessine dans les situations les plus petites et quotidiennes. La configuration de l’espace du bureau comme espace rituel n’est pas la solution d’un problème conceptuel qui compte désormais des études, des recherches et des réalisations en grand nombre, mais sa définition dans un contexte plus articulé que celui, purement fonctionnel, auquel le rationalisme du XX siècle nous a habitués. En concevant le travail comme phénomène essentiellement anthropologique - et non purement économique, propre à la tradition occidentale - les figures qu’il propose pourront en effet se libérer non seulement de la vieille et désuète image de la machine, mais aussi de celle, plus actuelle mais identique, de l’ordinateur. En effet, la logique mécanique du travail et la logique électronique visent à un résultat qui s’identifie avec la production. Une vison anthropologique du problème permettrait par contre de concevoir une situation dont la productivité ne serait qu’un aspect, même prioritaire, car les instances psychologiques, comportementales, culturelles et sociales y joueraient un rôle important. » (Maurizio Vitta, Métaphysique du mouvement, Momotaro Office System, Revue L’ARCA International, revue internationale d’architecture, de design et communication visuelle, n°55, Paris, nov-déc 2003, p. 80).



Forum de l'article


administration - contact - site réalisé avec SPIP