« Ce n’était donc pas l’image qui m’intéressait mais la fabrication de l’image : les conditions techniques et matérielles de sa production. », Nam June Paik, cité par Florence de Mèredieu, Art et nouvelles technologies, art vidéo, art numérique », Paris, Edition Larousse, 2003, p. 32. L’interactivité numérique n’a lieu que lorsque le langage de la programmation s’interpose entre la machine et son utilisateur. Cette interposition se fait grâce aux interfaces qui d’un côté touchent réellement notre temps-corps existentiel et de l’autre touchent virtuellement le temps machinique échappant à notre perception. Ce sont les possibles exploitations poïétiques et esthétiques du dehors analogique ou de l’ouverture au monde (matière, espace et temps perçus par notre corps) présentées par les interfaces que nous allons d’abord scruter dans le présent chapitre. Nous ferons appel pour cela aux acquis phénoménologiques de l’art moderne et contemporain ; art qui a su, partant de la matérialité d’un tableau désormais littéralement confondue avec celle du monde, redonner de la chair à la vision et replacer la temporalité des gestes du créateur ainsi que la posture du spectateur au sein de l’espace du monde. Fort de ces acquis issus d’un rapport analogique au monde, nous libèrerons le phénomène tangible de l’interface de sa soumission au phénomène sans topologie perceptible de l’algorithme, du rythme automatisé des calculs numériques binaires. Mais pour que cette libération ne verse pas dans la dénaturation d’un ordre numérique lui imperceptible, pour conserver une certaine synchronie entre deux mondes de natures différentes, il faudra toujours garder une chose en mémoire : si, en tant qu’appareil où le corps fait trace et donc imagine, le paradigme photographique présente des similitudes avec un appareillage informatique qui porte sur sa peau et dans ses intervalles les traces physiques de notre corps, le fonctionnement interne de cet appareillage (qui se nourrit des données du monde par le biais des interfaces) échappe aux données de la perception. De cette vie machinique dont le fonctionnement nous est phénoménologiquement inaccessible, la poïétique et l’esthétique analogiques, retiendront, par la négative, que cette intériorité numérique invisible met en évidence la présence et la matière externes ou « la lourdeur des dispositifs » (Florence de Méredieu, Arts et nouvelle technologies, 2003) qui la permettent. Cette lourdeur ancre définitivement et paradoxalement le numérique au cœur même du réel perçu, un réel unique où les artistes et les spectateurs ont le même appareil et le même pouvoir, un nouveau réel issu du virtuel dont les repères analogiques restent à redéfinir au-delà des anciens mondes qui séparent le champ poïétique du champ esthétique.
A- Le soubassement chosique des interfaces : la densité contre l’immatérialité 1. A partir des acquis matiéristes
« Je ne vis jamais entièrement dans les espaces anthropologiques, je suis toujours attaché par mes racines à un espace naturel et inhumain. Pendant que je traverse la place de la Concorde et que je me crois pris tout entier par Paris, je puis arrêter mes yeux sur une pierre du mur des Tuileries, la Concorde disparaît, et il n’y a plus que cette pierre sans histoire ; je peux encore perdre mon regard dans cette surface grenue et jaunâtre, et il n’y a plus même de pierre, il ne reste qu’un jeu de lumière sur une matière indéfinie. Ma perception totale n’est pas faite de ces perceptions analytiques, mais elle peut toujours se dissoudre en elles, et mon corps, qui assure par mes habitus mon insertion dans le monde humain, ne le fait justement que ne me projetant d’abord dans un monde naturel qui transparaît toujours sous l’autre, comme la toile sous le tableau, et lui donne un air de fragilité » (Maurice Merleau Ponty, phénoménologie de la perception). Lorsque Merleau Ponty met en évidence que notre perception correspond à un « savoir primordial du réel » dès lors qu’elle se débarrasse des « a priori » de la subjectivité ou de l’objectivité et qu’elle est directement considérée comme « adhésion prépersonnelle à la forme générale du monde », nous voyons à la même époque s’incarner ce « préconscient », ce « préreflexif » (Merleau Ponty)dans la pâte sableuse, texurologique, granulométrique, sédimentaire, géologique ou immémoriale qui envahit les tableaux de Antoni Tàpies ou Jean Dubuffet pour ne citer qu’eux. Cette incarnation convoque deux remarques :
Premièrement, le sédiment est une structure primordiale, une matéria prima source et mémoire de toute chose , un potentiel de connaissance en deçà de toutes connaissances déterminées. Il est plastiquement une matrice corpusculaire ou fractale, un amas, « une configuration tout à fait ouverte qui détient le maximum d’informations possibles » (Umberto Eco, l’Oeuvre ouverte, 1979) et à ce titre il devient, après la boue baudelerienne (poeme de la perte d’auréole, le spleen de Paris, 1863) ou l’informe bataillien , une catégorie qui permet aux artistes modernes et d’après guerre (d’après la shoah, d’après le corps reduit au charnier) de refonder la base existentielle de notre imagination. Ce qui présuppose que le corps phénoménologique et sa capacité à faire des images font partie du tissu du monde pour utiliser une terminologie phénoménologique.
Deuxièmement, si le sédimentaire, cette sorte de sol perceptif primordial, peut être plastiquement défini comme « la texture même de l’imagination », c’est qu‘en recouvrant le tableau, il ramène ce dernier au rang corpusculaire d’objet parmi les objets, au rang de morceau de monde. Du tableau-fenêtre au tableau-objet (Antoni Tàpies) , ainsi en est-il des texturologies de Jean Dubuffet, ces peintures « de désert » qui restituent « un morceau concret de matière désertique qui » est « tout le désert », ainsi en est-il des « tableaux-murs » réifiant d’Antoni Tàpies.
Poussant à l’extrême le programme moderniste de la planéité picturale et s’appuyant sur l’interdépendance phénoménologique corps-monde , nous retiendrons des expérimentations matiéristes un élément déterminant pour notre recherche : l’écran ou la fenêtre albertienne qui, voulant convoquer exclusivement le sens de la vue, poussait le corps vers l’absentement ou l’oubli de sa propre consistance, retrouve ainsi, par son recouvrement sédimentaire, une solidité (die verlässlichkeit/Heidegger ) : il partage alors le même régime substantiel primordial que le reste du monde dans lequel il se fond.
2. L’évidence archéologique et la confusion des sens
En incarnant cette phénoménologie de l’unité primordiale du monde, le tableau qui s’est fait objet va communiquer à n’importe quels autres objets, qui sont désormais ses voisins indistincts, ce parfum archéologique : « aux côtés de l’objet, de sa fonction originelle (...) force est-il d’évoquer aussi le fait que cet objet a été extrait d’un sous sol ». Ou plutôt à la poïétique du recouvrement matiériste de l’objet, qui est d’une manière plus large une poïétique de présentification de l’objet, correspond un regard, une esthétique de l’objet fossile (cf. Tony Cragg, planche ci-dessus). C’est un regard sur l’objet qui convoque le corps dans son bas-fond, sa trivialité, sa réalité perceptive quotidienne, sans hiérarchie et avec confusion des sens : la vue devient aussi toucher (tableau matiériste), le toucher devient aussi vue (cf. tableau-piège de Daniel Spoerri, planche ci-dessus). Dans la mesure où une image numérique peut se voir et non pas directement se toucher mais qu’elle a besoin, comme l’image perspectiviste, l’image photographique ou l’image vidéo, d’un écran pour apparaître (même si l’écran passe du rôle de subjectile dans le champ de l’art optique au rôle d’interface analogique de sortie dans le champ de l’art numérique), nous devons à présent voir comment cette poïétique de la substance de l’objet et cette esthétique archéologique (qui dans les deux cas s’articule à l’unité originelle du corps percevant de l’artiste luttant avec la matière ou du spectateur contemplant le fossile) peuvent détourner des appareils informatiques (comme par exemple l’écran d’ordinateur) initialement conçus pour ne s’adresser qu’à notre vue.
3. Le « prégéométral » des dispositifs et des interfaces de vision
Même si « le mode de production des images numériques est en rupture totale avec ce sol commun des images modernes qu’est la projection » optique, même si « le passage par un code brise la liaison physique avec le référent », « la relation directe à l’espace (empreinte) et au temps (fragment) » (Jean-Louis Déoote, L’époque des Appareils, 2004) dont dépendent la peinture ou la photographie, le cinéma et la vidéo, il n’en demeure pas moins que l’écran de l’ordinateur, cette interface par laquelle les données numériques sont transformées en données visibles, appartient à la tradition de la surface d’inscription en verre (le vitrail gothique, le tableau comme fenêtre de la Renaissance, l’objet photographique). Le verre est « le matériau qui est le plus à l’opposé du corps », un matériau dans lequel le corps s’oublie, se projette, fantasme son immatérialité. Cette projection se fait par le sens de la vue. Dans cette histoire ou cette « politique de la disparition » (Jean-Louis Déotte, l’homme de verre, esthétique benjaminienne, 1998), l’écran de l’ordinateur pousse à son extrême l’absentement du corps percevant, car il n’est plus une surface en verre où s’inscrit (et donc disparaît) notre corps en mouvement mais une interface par laquelle la machine humaine est remplacée par un automatisme ; car nous n’avons plus rien d’autre à faire qu’à voir. Plus que jamais, au lieu de voir la matérialité de l’objet écran, c’est-à-dire le rapport de notre corps à la surface d’inscription, nous éprouvons l’automatisme dont il dépend « comme un désir fondamental, comme la vérité imaginaire de l’objet, en regard de laquelle sa structure et sa fonction concrète nous laissent assez indifférents » (Jean Baudrillard, le système des objets, 1968). Or, si « la société du verre est infiniment pour l’histoire », l’art moderne et contemporain est infiniment pour le corps comme première « surface d’inscription de la loi » (Jean Louis Déotte), la loi du corps , le rituel originel et sauvage de ce qui est toujours autre chose qu’une trace, la loi du Maintenant, toujours et déjà archaïque , contre l’historicité du présent à venir. De l’esthétique benjaminienne qui défait le matérialisme historique au tout récent livre-testament de Ernst Gombrich détectant « la préférence pour le primitif », l’intentionnalité artistique du vingtième siècle nous a enseigné à « ne plus jouer le jeu des appareils », c’est-à-dire à « suspendre la temporalité du système et permettre l’inversion des priorités » (Jean Louis Déotte). En effet, derrière le primitivisme en art se cache certainement non pas l’idée d’un retour aux origines infirmant la réalité changeante, voire évolutive de l’histoire, mais bien plutôt la volonté de lire le sens des appareils, anciens, modernes ou contemporains, du point de vue de leur capacité à faire trace plus qu’à être trace (matérialisme historique) ; capacité qui les unifie et les détache ou les suspend de tout déterminisme historique : à la temporalité qui hiérarchise les formes se substitue un processus archéologique qui ramène la diversité des appareils de vision à la seule loi capable de montrer toutes les traces qu’elle déclenche, la seule aussi qui précède celle qui choisira des images (les vainqueurs) au détriment de leur ruines indicielles (les vaincus). Cette loi, c’est celle du corps au moment où il inscrit. C’est la totalité archéologique de ce qui gît là, en l’état. C’est cela qui innerve l’art du vingtième siècle et qui le pousse à arrêter le fonctionnement historique des appareils au profit de leur matérialité archéologique. Si l’appareil photographique partage avec l’appareil informatique un continuum historique qui serait celui d’un nouveau pouvoir des images résidant dans une certaine « valeur d’exposition » (Walter Benjamin)(leurs reproductibilités n’augmentent-elles pas le regard immatériel que nous portons sur elles ?), si le projet moderniste, ce projet artistique qui décortique analogiquement le réel, consiste à « chercher une transcendance dans l’immanence des images » et « dans un certain fonctionnement des appareils » (Jean Louis Déoote), alors nous devons commencer par dénoncer plastiquement la manière dont l’écran d’ordinateur fonctionne par rapport au sens qu’il sollicite prioritairement dans notre corps : la vue. Cette dernière est fonctionnellement orientée vers le dedans de l’image. Ne plus jouer le jeu de cette focalisation consiste à mettre en avant (comme Support-surface le fera par exemple pour le tableau ou Nam-June Paik pour le poste de télévision) la matérialité du cadre de l’image, son Maintenant archaïque. Nous pourrions dire son Parergon ou son archi-trace pour nous appuyer sur les concepts de Derrida : le cadre est ce qu’il y a autour du signe ou ce qui le constitue phénoménologiquement comme signe. C’est le fond primordial du signe. Ce fond est autre chose que le sol objectif, le sol géométral, le sol défini par les projections et les images que nous en avons, les illusions mathématiques si bien tracées par le tableau albertien et si bien remodélisées par le système numérique. Ce fond est autre chose que ce fond architecturé qui nous fait comprendre l’appareillage optique ou numérique comme un cadre, une structure, une mécanique. Il s’agit de saisir l’appareil avant qu’il soit perçu comme l’organisation qui permet l’événement de l’apparaître . Il s’agit de le saisir comme une substance « prégéométrale », une matière qui adhère avec notre corps dans une même unité perceptive . Dans la phénoménologie de l’appareillage informatique basée sur les relations du corps au produit, le voir peut-il précéder le savoir (que matérialise l’ordinateur) : notre perception peut-elle déployer son imbrication originelle et confuse avec le monde avant que la fonctionnalité technique qui innerve le produit, structure la manière dont l’appareil accueillera notre corps en son sein, dictant à ce dernier une conduite mécanique ?
La liaison que Joseph Beuys instaure entre un poste de T.V dont l’écran est recouvert de feutre (cette matière organique qui a sur le corps un pouvoir thermique) et une plage de feutre accrochée au mur, est de l’ordre de la réification ou de la réincarnation de la projection télévisuelle dans l’espace tangible (cf. Planche ci-dessus). Ce souci d’ancrer le média dans sa permanence archaïque, sa relation au corps, se retrouve tout aussi bien dans les empreintes de flans de presse de Jean Kapéra dix ans après que dans le computer réalisé en terre cuite par Bruno Peinado beaucoup plus récemment (cf. Planche ci-dessus). Comme si nous pouvions suivre, parallèlement au fil de l’histoire technique de plus en plus immatérielle des images analogiques, l’éternel retour ou le cycle d’un art analogique, d’un art de l’adhérence première au réel, d’un art capable, avec le secours nécessaire du Matériau informel (détenant potentiellement ou structurellement dans sa substance corpusculaire le maximum d’informations possibles non encore formulées ou mises en forme), de crier la primauté de la matéria des « dispositifs d’annoncement de l’image » sur la structure d’énonciation des dispositifs eux-mêmes.
4. Le grain de sable contre le pixel, la chose contre l’énoncé
Contre le lien fonctionnel (ou politique) qui soumet la loi archaïque du corps à celle de l’appareil, contre cet énoncé artificiel de l’image « en verre », transparente et dématérialisante qui « dispose » du corps (Déotte), qui lui dicte une posture mécanique sur un sol géométral dans lequel il oublie son Maintenant préconscient, nous chercherons plutôt à regarder l’écran d’ordinateur comme une chose. C’est-à-dire, pour reprendre le propos de Martin Heidegger, que nous regarderons « le produit » écran d’un point de vue libéré du complexe forme/matière , de l’énoncé sur lequel repose le système platonicien ou aristotélicien et qui permet de définir un objet de la tékhne. A la différence du philosophe qui travaille sur la matière avec des concepts et qui, par là, n’a pas physiquement les mains embourbées dans l’opacité sédimentaire du monde, le plasticien qui part des acquis du matiérisme et de la phénoménologie devra forcément privilégier « la primauté de la structure de la chose » sur la structure de « l’énoncé ». Car le plasticien archéologue voit et touche le monde à travers sa consistance première qui reste toujours « déjà là » et s’installe dans la solidité même des produits techniques les mieux définis. Rien n’est plus éloquent à ce propos que cette remarque de Merleau Ponty : « le réel se distingue de nos fictions parce qu’en lui le sens investit et pénètre profondément la matière. Le tableau une fois lacéré, nous n’avons plus entre les mains que des morceaux de toile badigeonnés. Si nous brisons une pierre et les fragments de cette pierre, les morceaux que nous obtenons sont encore des morceaux de pierre (...). C’est pourquoi les objets humains, les ustensiles nous apparaissent comme posés sur le monde, tandis que les choses sont enracinées dans un fond de nature inhumaine (...) nous allons droit à « la chose » et c’est secondairement que nous nous apercevons des limites de notre connaissance et de nous mêmes comme connaissant » (Maurice Merleau Ponty).
Ainsi donc, contre une image numérique qui donne à voir une organisation de pixels, points de traduction analogique d’un calcul numérique, nous voulons mettre en évidence la choséité de l’écran. Si interfaçage il y a entre le flux numérique binaire et notre corps qui voit, c’est qu’il y a avant tout coexistence entre la chair de l’écran et la chair de notre corps percevant. Nous avons trouvé cette coexistence, cette unité « inhumaine » dans la matière sableuse tout autant source de la mémoire informatique (nul besoin d’être informaticien pour savoir que le silicium est un composant fondamental des circuits intégrés) que source première de notre corporéité. Si le pixel est une forme qui, quoique immatérielle, peut s’expliquer comme résultat analogique d’un processus algorithmique, le grain de sable a une densité, une teneur, un poids dans le réel auto-suffisant. Il porte en lui le début et la fin d’un monde. Il est informé, il est à la fois la forme et la source de toutes les mémoires du sol prégéométral. Il n’est pas étonnant que Umberto Eco ait vu en lui une dynamique de relations, un modèle possible pour la cybernétique , cette science qui étudie les modes d’échanges des messages et qui permet de lire le monde (en deçà des différences entre hommes et machines ou entre naturel et artificiel) en terme de communication. Comme nous le verrons ultérieurement, le modèle numérique (qui est une conséquence du modèle cybernétique) cherche à simuler cette autonome architecture dynamique de la nature. Force est alors de constater pour l’heure qu’une poïétique analogique qui cherche la corporéité des interfaces numériques de vision ne peut faire l’économie d’un traitement « inhumain » de l’objet écran. l’accoutrement ultramoderne (pour utiliser une terminologie benjaminienne) du moniteur d’ordinateur.
5. Le temps de la contemplation du fossile ou de la machine en attente de « regard »
Au terme de « vision sans-regard » que propose Paul Virilio pour qualifier une image numérique qui « n’est, pour l’ordinateur, qu’une série d’impulsions codées, dont nous ne pouvons pas même imaginer la configuration », nous préférerons le terme de « machine en attente d’un certain regard » (Paul Virilio, La Machine de vision, 1998)contemplatif. Car c’est justement parce que l’événement de l’image se cache à l’intérieur de la machine (machine n’exerçant du coup sur cette image aucune influence de lecture), que cette machine aveugle peut montrer plus facilement sa choséité, son soubassement ou sa fascinante opacité archéologique. Encore faut-il pour cela que l’écran d’ordinateur fournisse à notre regard des indices de sa choséité. Or, à la différence du tableau ou de la photographie qui portent les traces de leur fabrication et qui par la même peuvent pousser le spectateur vers une rêverie faite d’immanence sur le « ça a été » (Roland Barthes)de la surface d’inscription, à la différence du tableau qui évoque justement un passé qui nous attire et en même temps nous échappe, à la différence d’une image indicielle qui fait œuvre parce qu’elle « nous regarde » (expression lacanienne) de la présence d’où elle s’origine, l’écran d’ordinateur (qui porte l’image numérique à une possible apparence) n’est pas l’indice d’un corps mais d’un calcul. Et sans la loi du corps archaïque, il est difficile d’envisager une esthétique de la contemplation. Pour contempler un objet comme un fossile, ne faut-il pas que son corps porte la marque du temps, qu’il soit doté d’une évidence archéologique ? Déclencher la pulsion scopique (le regard qui cherche quelque chose), faire venir au regard contemplatif la corporéité de l’écran d’ordinateur consiste donc à ajouter à cet objet un « coefficient de corps archaïque » ou à mélanger le produit technique au produire artistique analogique.
C’est ainsi que de manière toute primitiviste, nous avons développé une poïétique du « corps à corps » (jean Dubuffet, l’homme du commun à l’ouvrage, 1967) avec le matériau, une poïétique de l’unité archéologique de notre propre consistance avec celle du monde ; poïétique dans laquelle nous avons inclus l’écran d’ordinateur : Entre l’action « primitiviste » impatiente et l’action patiente de la reconnaissance contemplative esthétique du fossile, entre le corps qui se débat et le regard qui pense, la différence de temps des deux actions s’annule dans le partage d’une même durée : celle de l’éternel retour d’un homo-miméticus. En dernier lieu, ce partage d’une même durée est un dialogue : le regard sur le fossile insuffle aussi à notre action plastique la patience d’un geste pictural mimétique qui recouvre la sculpture des couleurs ocres de la roche. Le temps mimétique (mythique, cyclique ?) de l’homme est celui de sa perpétuelle adhérence archaïque au monde. Si l’art analogique a toujours cherché, par son faire et son voir aux accents démiurgiques, à déceler les modalités naturelles de cette adhérence, c’est ce temps mimétique, ce temps immémorial de l’homme qui fixe les règles du jeu. De la même manière que l’Eidos structure d’avance le monde et qu’il faut déjà en quelque sorte savoir pour apprendre, la matière archéologique de la chose nous est accessible uniquement parce que nous sommes capables de revivre sa temporalité, la fantasmer et la projeter dans un voir par l’intermédiaire d’un faire. Le temps de ce faire et de ce voir a besoin de l’ancrage et de l’adhérence de notre corps au monde pour imiter la temporalité de ce dernier. Or, qu’il s’agisse du rythme de notre main qui pétrit, sculpte, fossilise, enfouit ou du rythme de notre pulsion scopique, le temps biologique, celui-là même par lequel nous pouvions œuvrer, refaire et revoir la corporéité d’un monde qui porte d’emblée notre trace, ce temps-là, disions-nous, s’est absenté du temps désincarné du calcul numérique automatisé. Même si les modalités d’être du temps numérique, les modalités du temps de ce qui se passe à l’intérieur de l’ordinateur se sont débarrassées de notre corps, même si l’appareil informatique « fait époque parce qu’il invente une nouvelle temporalité » (Déotte) sans corps, la nécessité de l’interface analogique qui garantit son mode d’apparaître réhabilite le corps. Nous allons voir comment, à présent, l’interaction entre notre corps et l’interface déclenche dans l’appareil même la présence d’une certaine nostalgie de la trace, d’une certaine « nostalgie de la spectralité » (Déotte) . Nostalgie car s’il n’y a plus de spectre, il y a encore du corps, ce traditionnel producteur de spectre depuis la Skiagraphia et depuis Dibutade par exemple. Quelle que soit la volonté technique de dématérialisation, cette présence aussi irréductible que celle du corps face à l’écran n’est-elle pas la garantie d’un développement d’une possible poïétique et esthétique analogiques à l’âge numérique ? N’est-elle pas le lieu de résistance du temps analogique mimétique face au temps numérique de la simulation désincarnée ?
B- Le rythme contre l’algorithme
1. Le temps du corps de l’œuvre
D’un point de vue phénoménologique, « les apparences sont toujours enveloppées (...) dans une certaine attitude corporelle (...). Je ne puis toucher efficacement que si le phénomène rencontre en moi un écho, s’il s’accorde avec une certaine nature de ma conscience, si l’organe qui vient à sa rencontre est synchronisé avec lui. » (Maurice Merleau Ponty). Autrement dit, lorsque je vois une chaise ou l’image d’une chaise (pensons à Kosuth bien sûr), je la reconnais comme telle parce que je me suis déjà assis sur une chaise : la vision est possible parce qu’elle se rattache au mouvement du corps ou pour mieux le dire « la vision naît à l’occasion de ce qui arrive dans le corps ». Le cercle herméneutique se rattache au cercle phénoménologique car tous deux appartiennent au cercle archéologique. Lorsque je vois un tableau ou une photographie, je les reconnais comme re-présentation du réel, je les crois non seulement parce que je perçois leur « ça a été », leur nature analogique ou indicielle qui porte au présent un événement passé, mais surtout parce que cette dernière perception du temps m’est accessible en tant que « je sais » et « je suis » mouvement dans le monde. Le temps-trace du tableau dépend du temps-mouvement de mon corps. L’adhérence analogique de la matière de l’image à la matière du monde se fait grâce à mon corps percevant, un corps qui se meut et surtout se souvient, un corps capable de replacer une représentation abstraite dans son origine phénoménologique. Cette digression dans l’univers philosophique de Merleau-Ponty est utile pour comprendre comment à partir du matiérisme ou de l’expressionisme abstrait, l’œuvre s’est progressivement éjectée hors du tableau pour prendre les formes de la performance, du happening ou de l’environnement. En remettant en cause « la politique de la disparition » imposée par l’illusionnisme, en reconsidérant la première réalité d’une représentation qui est d’être la trace organisée du mouvement d’un corps, les artistes n’avaient plus rien à cacher : voir un tableau correspondait à revivre son faire. Si nous voulions replacer le corps à l’épreuve des interfaces informatiques, nous ne pouvions faire l’impasse sur les acquis de cet art des années soixante qui cherche peu à peu à approfondir l’étude du seul élément capable dans le processus artistique de faire coïncider l’ordre poïétique avec l’ordre esthétique : le corps, qu’il s’agisse de celui de l’artiste ou de celui du spectateur. Cette certitude étant confirmée à la même période par l’analyse physiologique sur le geste et la parole d’André Leroi-Gourhan pour qui « l’outil » (et donc l’œuvre en tant qu’outil de représentation) « n’est réellement que dans le geste qui le rend techniquement efficace », il n’en reste pas moins vrai que pour fonctionner, cette « synergie opératoire de l’outil et du geste » ou du voir et du faire « suppose l’existence d’une mémoire dans laquelle s’inscrit le programme du comportement » (Le Geste et La Parole). En gardant une forme indicielle, un rapport analogique au réel sous forme par exemple de documents photographiques (photographies de performance ou de happening) ou de tableaux témoignant explicitement d’une action (les « tableaux-tirs » de Niki de Saint Phalle ou les « tableaux-colères » d’Arman), cette mémoire-empreinte pouvait de par sa nature lier ou faire adhérer le corps-spectateur au corps de l’artiste.
L’appareil photographique ou le musée jouait un rôle de médiateur physique (et archéologique) entre deux corps qui, s’ils s’étaient découvert beaucoup de similitudes, pouvaient continuer d’être séparés en deux ordres (production et réception) : « les appareils vont peu à peu cesser d’être seulement projectifs pour devenir aussi archivistiques (...) le principe d’appareillement ne sera plus seulement la perspective mais la trace de l’archéonomie » (Déotte). Pour paraphraser l’expression de Harald Szeeman, les attitudes artistiques pouvaient devenir des formes, les mouvements devenir des traces. Car ces traces étaient devenues véritablement des témoins d’actions, des témoins au sens de véritables corps s’intercalant entre le corps de l’artiste et le corps du spectateur : corps de la photographie, corps des matériaux naturels, corps du processus... Tout en conservant l’ordre poïétique et l’ordre esthétique, le binôme « faire de l’artiste/regard du spectateur » laissa place au binôme corps percevant/corps du médium. Plus que jamais la nature analogique de l’œuvre allait jouer un rôle capital en donnant à l’homme « artiste-spectateur » une matière à analyser, une matière dotée comme lui d’adhérence, de processus, de mouvement. A une époque où les machines étaient déjà devenues automatiques mais continuaient (comme l’appareil photographique) d’entretenir un lien analogique fondamental au monde, il paraissait logique que, à l’instar des machines malades et aveugles de Tinguely, le corps de l’œuvre devienne le moyen d’analyser notre propre corps.
Lorsque Arman détruit des violons ou des pianos, le tableau qui en résulte se présente non seulement comme la trace d’un mouvement, d’un geste de colère de l’artiste mais surtout il devient explicitement le reste ou le fond archéologique d’une attitude (la colère), un fond qui est fait d’une matière mise en morceaux, d’une matière fossile, d’une matière mémoire (cf. Planche ci-dessus). « L’objet détruit incorpore le drame de son utilisation » (Wolf Vostell). Comme un corps en colère, il porte dans sa forme et sa matière son destin archaïque. L’œuvre analogique, lorsqu’elle se tourne résolument vers la vitalité dont son adhésion au physique la dote (au lieu de se tourner vers la non-substantialité du verre) devient le vecteur d’une valorisation de la « présence humaine » (kristine Files, l’esprit Fluxus, une métaphysique de l’acte).
L’œuvre analogique devient du corps : si ce processus devient effectif uniquement lorsque l’objet-œuvre rentre en relation avec le corps percevant, si « pendant que ma main touche » ou voit l’objet-œuvre, elle « traverse l’espace comme une fusée pour aller révéler l’objet extérieur en son lieu » (Merleau Ponty) (l’objet dans sa vie même), alors il nous faut considérer plus précisément ce moment appareillé où le corps manipule pour donner corps à l’œuvre.
Plus directement, il nous faut comprendre en quoi la notion de prothèse, celle que le corps touche, peut transmettre à l’œuvre de la vie ou du corps (c’est-à-dire le mouvement unitaire du voir et du faire). Si l’appareil photographique qui fabrique des empreintes lumineuses le permet, puisqu’il relie le toucher à la vision, cette coïncidence du voir et du faire peut-elle continuer de s’exercer au sein d’un appareillage informatique où le flux du calcul algorithmique s’est substitué à la vie du corps ? Apparemment, l’appareil informatique relie nos doigts qui tapotent à nos yeux qui regardent. Mais, en réalité, un ordre numérique s’est très rapidement intercalé entre notre faire et notre voir. Cette rapidité continue de donner à la prothèse informatique un fonctionnement en accord avec la vitalité de notre corps en même temps qu’elle injecte un rythme étranger dans notre manière d’imaginer ou d’adhérer au monde. Cette rapidité rompt le cycle de notre vie imaginative en même temps qu’elle nous fait croire le contraire en ménageant nos habitudes de liaison entre nos gestes et notre vision. Si la circulation entre le faire et le voir n’est pas destituée, le nœud de leur coïncidence est passé, lui, de notre corps à la machine. Plus exactement, nous ne pourrons plastiquement réinstaller l’unité archaïque des mouvements et des rythmes de notre corps dans les appareils informatiques qu’en redonnant à la matière du faire (le clavier) et la matière du voir (l’écran) suffisamment de poids archéologique pour que la coïncidence ou l’unité de la vie perceptive l’emporte sur l’unité d’une vie simulée. Derrière la tentative d’un algorithme cherchant à se glisser (par le biais du simulacre) au cœur des articulations de notre perception, nous supposons le projet politique d’une machine capitaliste cherchant à destituer le corps de son intégrité ou de sa liberté imaginaire. Mais en s’appuyant sur le mouvement de notre faire et de notre voir, l’algorithme prouve en même temps son incapacité à vivre sans le corps. L’algorithme vit par procuration. Il a tellement besoin du corps et de ses merveilleux rouages que cette politique numérique de la disparition (ou du démembrement) appelle une poétique analogique de la réapparition. Entre le voir et le faire, l’appareillage numérique ne demeure-t-il pas, plus que jamais, dépendant de la vie extérieure qui l’anime ?
2. L’appareil prend vie comme souvenir du toucher dans la vision : l’adhérence analogique de l’interface de sortie (l’écran) à l’interface d’entrée (le clavier )
« Chaque touche » du clavier de l’ordinateur « correspond à une valeur numérique codée qu’il traduit en une lettre (selon un code transformant ces valeurs en pixels), chaque mouvement de la souris est transformé en nombre, l’opération s’effectue à l’aide de convertisseurs analogiques-numériques (...). En retour, l’utilisateur qui ne saurait comprendre le langage de l’ordinateur à l’état brut, a besoin que ces chiffres soient traduits sous des formes compréhensibles... Cela se fait grâce à des convertisseurs numériques-analogiques (...). Tous ces échanges ont lieu par des interfaces d’entrée et de sortie et le couplage prend la forme d’une boucle, sous contrôle computationnel ». Certes, entre ma main qui touche le clavier d’ordinateur et mon œil qui regarde les lettres qui apparaissent à l’écran, s’intercale le temps du langage algorithmique de la programmation. Mais à la différence du temps du « monde organique et psychique des sensations et des gestes », le temps du « monde limpide et froid de l’algorithme » est un temps « totalement dissocié du temps du cosmos », un « temps de synthèse ouvert, sans fin ni début », un temps « uchronique », un temps non « assigné à un chronos distinctif » (Edmond Couchot), un temps qui sans cesse et de manière imperceptible se réinitialise. Si « la temporalité associée à l’image virtuelle s’autonomise par rapport à toute temporalité convenue ou de fait », si avec des milliards d’opérations à la seconde, la rapidité de l’algorithme « est telle qu’elle semble immédiate pour l’utilisateur », si cette rapidité se confond perceptiblement avec le « temps réel » (Edmond Couchot), la coïncidence tangible entre le dehors des interfaces d’entrée et de sortie n’est-elle pas d’autant plus forte ? En fait, le temps algorithmique étant invisible, il s’ensuit que le trait d’union numérique qui séparait nos deux comportements analogiques « toucher » et « voir » se transforme en zone de contact (du point de vue de la perception). Dans son mode d’apparition, l’appareillage informatique imite le fonctionnement des machines analogiques (tel l’appareil photographique par exemple où le moment tactile du déclic correspond à un moment visuel).
L’appareil devient prothèse, il peut s’animer par notre intermédiaire puisqu’il sollicite l’unité perceptive de notre corps. Ce qui fait dire à Allucquère Rosanne Stone, anthropologue de l’espace cyber : « je passe plus de temps en compagnie de Saint-John Perse (surnom affectueux que j’ai donné à mon Mac) qu’avec mes amis (...). J’ai la sensation d’être face à une présence sensible, vague mais palpable, qui squatte mon bureau (...). Qu’est-ce que j’étudie ? Un groupe de gens ? Leurs machines ? Un groupe de gens et, ou dans, leurs machines ? Ou bien quelque chose d’autre ? Il me faut observer les machines aussi attentivement que les humains, car pour eux, ces machines ne sont pas de simples relais » (Allucquère Rosanne Stone dans Connexions-Arts-Réseaux-Médias).
Pour que l’appareil prenne vie, il faut qu’il puisse lier ou relier nos sens les uns aux autres. Il faut qu’il puisse adhérer à l’unicité phénoménologique de notre perception capable d’inclure la notion de trace dans la notion de mouvement. Il faut qu’il puisse être une prothèse, un prolongement de notre équipement corporel grâce auquel nous sommes capables de faire correspondre un geste rythmique à un espace symbolique visuel.
Si nos outils d’expression, les plus numériques soient-ils, ne peuvent faire l’économie de la dépendance analogique de leur forme vis-à-vis de la mémoire et du rythme de notre corps , si toute esthétique, la plus dématérialisante soit-elle, ne peut faire l’économie de sa nature fonctionnelle et physiologique, alors il sera possible de retrouver dans l’appareillage informatique les indices plastiques d’un rapport archaïque du corps au monde ; rapport sans lequel toute poïétique (trace) et toute esthétique (mouvement) de l’œuvre est, à ce stade de l’analyse, inenvisageable.
3. Retrouver la loi archaïque des mouvements du corps dans l’appareillage informatique : Le clavier et la percussion
Il est très intéressant de constater avec André Leroi Gourhan que, selon les couples « main-outil », « face-langage », « face-lecture » et « main-graphie » qui fonctionnent synchroniquement dans notre dispositif corporel d’anthropien, la motricité conditionne l’expression. Plus précisément, en même temps que les colorants (ocre et manganèse) et objets de parure, les premières traces graphiques de l’homme (datant de la fin du moustérien et abondante jusqu’à 35000 ans avant notre ère), sont des « lignes de cupules ou des séries de traits gravés dans l’os ou la pierre », des « petites incisions équidistantes qui apportent « le témoignage du départ de la figuration à l’écart du concrètement figuratif et les preuves de manifestations rythmiques les plus anciennement exprimées ». Qu’il s’agisse de marques de chasse ou d’une sorte de comptabilité, ces incisions rythmées « mobilisent les deux sources de l’expression, celle de la motricité verbale, rythmée, et celle d’un graphisme entraîné dans le même processus dynamique ». Cette observation nous permet non seulement de définir l’écriture comme un « dispositif rythmique » ou le « premier appareillage du corps » (Leroi-Gourhan)alliant trace et mouvement, mais elle nous permet surtout de ramener la notion d’appareil à sa définition de manifestation matérielle de la posture du corps archaïque. Car dans la rythmique du geste graphique se révèle déjà la permanence des premières opérations techniques qui ont libéré le préhominien de son enfermement zoologique dans un dispositif corporel devenu capable de se prolonger dans des outils et des appareils externes au corps lui-même. La première opération technique à la base de cette libération est la percussion : les galets éclatés, premiers outils des préhominiens australanthropiens (libérant leurs mains de la motricité) « répondent à un stéréotype : leur confection suppose deux galets, l’un jouant le rôle de percussion, l’autre recevant le choc. Le choc est appliqué sur le bord pour détacher un éclat et obtenir un tranchant vif (...). Un seul type de geste, le plus simple : frapper le bord du galet à 90°. Un geste unique qui est celui de la percussion la plus simple (...). Les rythmes sont aussi créateurs de formes (...) ». Ces « opérations techniques qui entraînent la répétition de geste à intervalles réguliers » (...). Ces « gestes » qui « se rapportent au martèlement... », « l’application de percussions rythmiques, longuement répétées (...) sont l’une des caractéristiques opératoires de l’humanité, dès ses premiers stades (...). Dès le départ, les techniques de fabrication se placent dans une ambiance rythmique, à la fois musculaire, auditive et visuelle, née de la répétition de gestes de choc » (Leroi-Gourhan).
Comme la machine à écrire dont il imite le fonctionnement analogique, le clavier d’ordinateur enferme en lui une référence évidente au geste de percussion. Sa forme appelle un geste de tapotement digital, chaque touche et chaque doigt qui tape sur la touche provoquant l’apparition (quasi immédiate) d’une lettre à l’écran. Certes, « le sujet qui apprend à dactylographier intègre l’espace du clavier à son espace corporel » au point que la machine soumette le corps à une certaine posture automatique. Mais il n’en demeure pas moins vrai que, sous son enveloppe ultramoderne, l’interface d’entrée de l’appareillage informatique, celle à qui notre corps, tactilement, formellement et analogiquement adhère, fonctionne sur l’ancrage archaïque de notre corps au monde ; ancrage par lequel « chaque structure visuelle, comme l’écriture par exemple, se donne finalement à son essence motrice, sans qu’on ait besoin d’épeler le mot et d’épeler le mouvement pour traduire le mot en mouvement » (Merlau Ponty). Autrement dit, en convoquant la percussion qui allie le toucher au mouvement, qui fonctionne sur la possibilité pour le corps de faire trace dans le monde, le clavier d’ordinateur convoque notre corps phénoménal prégéométral, le sens du toucher renvoyant certainement à ce qu’il y a de plus immémorial dans notre manière de voir le monde. En fonctionnant sur le mode de l’habitude, de la manie ou de « machinalisation », le clavier conduit notre dispositif ostéo-musculaire à des manifestations à « valeur dématérialisante ». S’il n’est qu’un appareil technico-social de plus qui répond, par la voie de la fascination virtuelle, à un certain « conditionnement musculaire », un certain « besoin d’uniformité politique » (Leroi-Gourhan) de l’homme de verre, le rôle de l’art analogique n’est-il pas de libérer ce rythme archaïque du corps de son automatisation, de déployer son autonomie phénoménale et de construire, à partir d’elle, une poétique enracinée dans l’unité archéologique du monde ?
Libérer le rythme du corps de sa soumission à la loi de l’algorithme
Pour le plasticien analogique, il existe bel et bien un paradoxe à exploiter entre des signes « qui font désormais écran à l’expérience directe de notre environnement » et l’évolution des technologies numériques « dans le sens d’une naturalisation des modèles qui les sous-tendent, d’une « immédiation » (même si celle-ci est le produit d’une médiation technique de plus en plus sophistiquée), d’une convivialité et d’une convocation des corps qui finissent par faire oublier le calcul ». Libérer de sa désincarnation la « montée en puissance du tactile dans le visible » (Norbert Hilaire). Replacer le geste digital de percussion dans la surface terreuse, le support sédimentaire pariétal étant « le lieu originel de l’invention de la surface et de l’apparition d’une pensée de l’écran » (Anne Marie crhistin, l’image ou la déraison graphique, 1995). Si les empreintes de doigts dans la pâte sédimentaire disent l’origine archaïque des gestes dactylographiques, c’est parce que la Terra génitrix qui nous constitue (autant qu’elle nous supporte) conditionne également la forme de nos outils les plus sophistiqués. Paroi ou clavier, notre corps adhère au monde par une même « matière de perception », il est traversé par « le mouvement du monde » (Merlau Ponty). De ce point de vue, le clavier d’ordinateur, comme les traces de nos doigts sur la terre, est une empreinte de notre corps sur le monde. Il a, comme tout autre de nos outils, un fond substantiel archéologique.
Avant l’arrivée de l’algorithme au cœur des machines de vision, le corps continuait d’imposer aux appareils le rythme de sa vie imaginative. Les gestes du photographe pouvaient bien être machinaux, ils n’en demeuraient pas moins reliés à une matière analogique. Ce n’est qu’à partir du moment ou la machinalisation du corps s’est connectée ou soumise à l’algorithme qu’elle a cessé de trouver sa finalité dans le monde. Une rupture épistémologique s’est instituée dans ce qui faisait jusqu’à présent la base de toute réflexion plastique : l’ancrage de l’homme au monde. La dématérialisation de la finalité du geste machinal (qui, lui, est bien matériel) instaure des comportements sans racine phénoménologique : l’homme qui tapote sur son clavier s’agite tout seul dans l’espace au moment où il est en communication avec un autre individu ailleurs sur la planète. Il subit l’influence d’une immatérialité. Il devient un automate manipulé par un ordre numérique qui peut s’apparenter à un nouvel ordre politique. C’est en redonnant aux outils et aux comportements informatiques une consistance et un ancrage au monde, c’est en repartant de la relation primordiale (non soumise à une machinalisation politique dématérialisante) de nos conduites à la substance perceptive du réel, c’est en reconsidérant le rythme de notre corps par rapport au rythme géologique du monde, que nous pourrons imposer notre présence gestuelle (et non plus la subir) contre le temps désincarné de l’algorithme.
Nous avons précédemment évoqué les gestes de colère d’Arman qui aboutissaient à la destruction de l’objet. Ne pouvons-nous pas voir dans ce corps qui casse, fragmente, met en poudre les objets culturels un corps qui retrouve le mouvement d’un monde naturel : érosion, fossilisation, sédimentation ? Il y a bel et bien continuité. Si c’est la matière sédimentaire et la manière totale dont notre corps primordial y adhère (pensons au bain de boue de Shiraga) qui constituent un fond et un mouvement archéologique à partir desquels se dégage un imaginaire analogique, nous devons à présent nous interroger sur ce qui lie cette matière à ces gestes : l’espace et les intervalles entre les choses. Ce n’est qu’après avoir trouvé ce qui dans l’appareillage informatique continue d’investir l’espace du monde et donc de solliciter notre corps qui s’y installe, ce lieu réel qui résiste à l’indéfinissable lieu virtuel des flux numériques le moyen plastique et théorique de révéler la survivance d’un imaginaire analogique au cœur même des échanges numériques.
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