Enseignement
 

1.Vidéo et Informatique : introduction à la problématique du cours

La question de la Re-Présentation numérique du mouvement


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Turner
Vapeur dans une tempête de neige , 1842.

Une œuvre picturale tel qu’on la définit habituellement est une trace du mouvement du geste de l’artiste. Elle n’est même d’un point de vue indiciel que ça (prise de conscience romantique, identification entre le mouvement de la nature et le mouvement du corps).

L’imaginaire réside dans les mouvements du corps« La fabrication des images est une conséquence de la connaissance que nous avons de notre corps. » Hans Belting, Pour une anthropologie des images, Chap I. Médium, image, corps, La différence entre image et médium, Paris, Edition Gallimard, Le temps des images, 2004, p. 43. Cette phrase de Hans Belting suffirait à elle seule à formuler la nature mouvementée ou plutôt la durée de l’imaginaire que supportait le médium-image jusqu’à l’arrivée du modèle numérique. Car cet imaginaire est érigé, pierre par pierre, par les traces qui peu à peu s’organisent sur le support grâce au corps de l’artiste qui se déplace et circule dans le réel et grâce au corps du spectateur qui retrouve dans ces mêmes traces (activant ses perceptions) le chemin d’éclosion de la re-présentation. Comme le rappelle si joliment Bachelard « en contemplant activement le terroir minéral, on rêve le drame de la genèse du monde solide » (Gaston Bachelard, La terre et les rêveries du repos, 1948). Ce qui présidait donc à l’imagination était l’action du corps percevant dans la mesure où la médiation des deux termes (corps-imagination) se faisait nécessairement par la matière archéologique du monde capable de répondre à la demande de notre corps grâce à l’enregistrement physique de son empreinte et capable, en retour, de confirmer à ce corps son potentiel imaginaire. Nous nous rappellerons à juste titre de l’observation paléontologique des bâtonnets à intervalles réguliers gravés qui marquent, comme nous l’avons vu dans le premier chapitre, l’origine rythmique de l’image. Le corps en tant qu’il adhère au monde autant qu’il s’y déplace avec aussi des gestes libérés de leur motricité, aurait bien du mal à ne pas laisser dans ses traces la mémoire de son mouvement. Cette mémoire existe à partir du moment où elle est repérée et reconnue comme telle, mise en boîte et offerte au regardeur : l’imaginaire de l’artiste et l’imaginaire du spectateur peuvent se rencontrer par l’intermédiaire de l’œuvre parce que celui qui produit et celui qui reçoit accordent tous les deux à cette dernière un pouvoir indiciel incluant dans l’enregistrement du mouvement de production la reconnaissance de ce mouvement ; reconnaissance qui non seulement réclame le mouvement perceptif du spectateur mais active aussi, par là même, son imagination réanimant, récréant ou faisant vivre à nouveau l’oeuvre. Si, par cette phénoménologie archéologique de la trace, la structure de l’œuvre d’art entretient un rapport mimétique avec le reste de la matière du monde, si l’œuvre soutire aux images naturelles (le reflet, l’empreinte) ou aux matières naturelles solides (pensons à ce que Léonard voit dans les fissures d’un mur) et évanescentes (pensons aux formes que nous devinons dans les nuages) une formulation contenant un mouvement qui stimule l’imagination du regardeur, la première grosse différence réside bien entendu dans l’origine divine ou géologique du mouvement de production : quoique l’artiste fût longtemps perçu comme démiurge à l’âge iconique de la représentation classique, il aura fallu toute la force d’un art de la présentation (pensons à la poïétique sous-entendue déjà par un Turner et devenant explicite chez les peintres de la planéité picturale moderniste, voire exubérante chez Pollock) pour replacer l’élan de l’imagination créative au sein du corps de l’artiste désormais débarrassé de son auréole.

Du coup, en passant du statut de véhicule de l’idéalisme de la mimésis à celui de support matériel et mnésique d’un phénomène de production mimétique, l’œuvre d’art ne pouvait plus être regardée sur le même mode esthétique qui jusque-là lui assurait intégrité et légitimité par rapport au monde créé par Dieu : là où le cadre du tableau assurait la contiguïté dans la vision du spectateur des intentions démiurgiques du peintre classique, là où cette frontière était désignée comme seule marge entre le monde réel divin et le monde peint, là où l’imaginaire du peintre et du spectateur communiaient par le biais du vecteur dématérialisant de l’illusion, le cadre de l’œuvre romantique, moderne, puis contemporaine est peu à peu retombé dans le monde. Ce qui distingue l’œuvre de l’ordre du monde, de tout ce qui l’entoure, ce n’est plus le cadre comme frontière mais c’est le cadre (au sens générique du terme) comme « mise en boîte » ou seule manière de circonscrire le mouvement du corps de l’artiste. Figé et contenu dans un certain périmètre, ce mouvement sera alors repéré par le spectateur. Avec l’origine corporel du mouvement de production de l’œuvre, cette mise en boîte est la deuxième grosse différence qui sépare l’art de la nature. N’ayant plus aucune fonction illusionniste, et exhibant du coup une spatialité phénoménologique, cette mise en boîte du mouvement de l’artiste confère plus que jamais à l’œuvre une valeur d’échange qui s’adresse au corps du spectateur. L’imaginaire qui innerve l’œuvre est une affaire de transaction entre l’artiste et le spectateur car pour transiter, de l’ordre de la production à l’ordre de la réception, l’imaginaire a structurellement besoin des mouvements du corps. Par ce type d’échange, l’œuvre se distingue non seulement de la nature mais aussi des objets industriels. A la différence du produit manufacturé qui va proposer au corps une forme générique, l’œuvre est le relais d’un échange imaginaire qui réclame autant l’intégrité de l’imagination issu du corps singulier de l’artiste que celle de l’imagination issu du corps singulier du spectateur. Cette transaction s’exerce sur un mode dialogique car la trace en tant qu’objet de cette transaction dit la perte ou le manque : elle pousse le spectateur qui scrute l’œuvre à interroger l’artiste sur ses faits et ses gestes. Il scrute en vain puisque, dans l’œuvre, l’artiste y est sans y être (rappelons-nous la pulsion scopique très bien expliquée par Lacan). En retour, ce qui reste du mouvement de l’artiste dans l’œuvre fournit au spectateur des fragments de réponses qu’il utilisera pour que le propre mouvement de son imagination fabrique une réponse par définition singulière (et donc jamais certaine, ouverte et polysémique). Ainsi, l’oeuvre est autant un instant arraché au rythme de l’artiste qu’une ouverture polysémique vers le spectateur qui pourra à partir d’elle imaginer ce qu’il désire.

Si notre comportement esthétique (notre attachement ou notre adhésion phénoménologique à la forme qui permet le déploiement de l’imagination) est fondé sur les rythmes de notre corps comme sur notre capacité à les mémoriser, nous admettrons que le mouvement de l’imagination commence dans la matérialité pour finir dans l’évanescence de nos rêveries. Mais par ce commencement enraciné (et si nous considérons aussi notre pensée comme organique), nous poserons le corps comme présidant à ce lien entre imagination et mouvement. Dans l’imagination, « le mécanisme du corps (...) fait sentir sa puissance (...). Il arrive que les gestes dessinent une forme devant les yeux, le crayon errant, qui fixera ces gestes, donnera à la rêverie comme un passé et une histoire (...). Toute position est supposée d’après les expériences (...). La puissance de l’imagination se définit (...) par le mécanisme du corps qui change l’action des choses, et en même temps en dispose (...). L’imagination consiste (...) à juger de la présence, de la situation et de la nature des objets d’après l’ordre des affections du corps humain. Ainsi l’image qui n’est qu’image, l’image trompeuse, retombe au corps humain (...). Le jeu de l’imagination (...) consiste (...) dans la succession d’états corporels (...). Le jugement, l’émotion, le geste, le départ du corps font toute la vision sans doute. » (Alain, Les Arts et les Dieux, Système des beaux-Arts, 1958). C’est à partir de cet enracinement de l’imaginaire dans le corps et donc dans son mouvement que Alain regarde les arts dans leur diversité redonnant au langage du geste la place que lui avait certainement dérobé le langage verbal sur lequel s’est construit d’ailleurs la tradition de l’Ut Pictura Poésis : « Le langage du geste, donc, a déterminé non seulement les arts mimiques, mais aussi, par l’empreinte du geste dans les choses, les arts que l’on nomme plastiques, comme la scultpure, la peinture, le dessin (...). Les Beaux-Arts peuvent être considérés comme des effets des mouvements du corps humain ». Il ne s’agit pas destituer les capacités métaphoriques d’une imagination rendant « présents les objets absents ». Il ne s’agit pas d’enlever à notre puissance imaginative la possibilité de faire vivre dans notre esprit ce qui n’est dans le réel qu’à l’état de spectre. Il s’agit plutôt de démontrer que cette puissance passe par la mémoire d’un corps qui se projette dans la forme qu’il regarde : « Le pilier s’use selon mon passage, et la voûte s’use selon ma taille (...). L’arc porte la trace en creux de la main (...). Une poignée d’outil façonnée par ma main, ma main la reconnaît. Palper c’est déjà sculpter ». nous pourrions sans doute rajouter que voir, c’est inclure dans la vision le souvenir du toucher. Même face à un mot, notre corps toujours le reliera à son expérience. « Le monde ne cesse jamais de nous envelopper, c’est une chose perçue, une chose réelle, qui est tout l’objet de l’imagination ». C’est du point de vue du corps en mouvement qui laisse son empreinte dans les choses, qu’il est sans doute possible de situer le parcours de l’imagination. Des arts ne faisant appel qu’au corps aux arts se réalisant dans des formes extérieures au corps, c’est bien en analysant cette manière dont le corps « c’est à dire l’action (...) invente » que nous pourrons comprendre ensuite le fonctionnement de l’imaginaire lorsqu’il est confronté à l’appareil communicationnel unique. Car si, à la différence d’un spectacle de danse ou d’une peinture, le spectateur n’est pas face au corps ou à la trace du corps de l’artiste, il continue de se poser devant la machine avec son imagination de corps percevant. Pour Alain, si les arts du corps comme la danse par exemple, constituent indéniablement une forme pure de l’imagination, c’est qu’ils intercalent le moins de matière possible extérieure au corps entre le corps de l’artiste et le corps du spectateur : « toutes ces formes dansantes sont ramenées à leur équilibre (...) elles n’expriment plus rien qu’elles mêmes, l’essence d’elles-mêmes, par l’oubli des vains accidents ». Car se développant uniquement dans « la forme et la structure de notre corps », le mouvement ou « le réel de l’imagination » ne passe pas par le détour des accidents que feront naître nos gestes plastiques « dans la forme et la résistance des corps environnants ». Autrement dit, à la gestualité, partie essentielle de l’imagination, les arts plastiques ou les arts « qui changent réellement l’objet extérieur », comme l’architecture, la sculpture ou le dessin, ajoutent, par la trace du contact du corps dans la matière, le toucher. Du point de vue du corps, nous dirons que le toucher est une des syntaxes de l’imagination plastique qui permet non seulement de mettre en mouvement l’objet matériel perçu (« je me donne aisément le mouvement des choses par mon propre mouvement ») mais aussi, lorsqu’il s’agit d’une œuvre d’art, vestige du mouvement de l’artiste, qui permet de connecter le mouvement de production avec le mouvement de réception. Même si, comme le constate très justement Alain, « il n’y a point de ressemblance entre mon geste, dont je ne puis m’éloigner ni me détacher, et que je sens par le dedans, et le geste de l’autre, que je perçois comme une chose extérieure », l’œuvre a été touchée par l’artiste tout autant que par le spectateur qui pourra y projeter sa propre manière de toucher le monde. Si « nos mouvements, en ce monde où nous trouvons passage, laissent plutôt la trace en creux de nos passions, comme un conquérant laisse désert et ruines, qui sont bien son image », ce creux est un modèle de transaction entre l’artiste qui a modelé et le spectateur qui rejoue, avec son propre corps, la rêverie de ce modelage. Et cela parce que, pour rentrer à nouveau et plus précisément dans ce paradigme de l’empreinte, l’œuvre analogique est une matière qui porte le sceau du toucher (même la photographie en tant qu’empreinte lumineuse, appelle notre corps), une matière qui dessine le parcours d’un acte imaginatif, de l’artiste au spectateur. Rappelons-nous ce que Alain dit sur la ligne : « que signifie-t-elle ? Un geste, un mouvement fixé. Toute action dessine quelque tracé dans le monde, par exemple une fuite, une arme qu’on traîne, la quille d’un bateau tiré sur le sable. Et ce dessin naturel ressemble plutôt à l’action qu’à la chose. Ainsi la ligne du dessin est la trace légère de ce mouvement des mains qui vont saisir et qui se privent de saisir (nous retrouvons ici l’idée de l’art imitant le mouvement de la nature : le dessin est une empreinte) ». « Nous-mêmes, spectateurs qui percevons cette ligne, cette ligne qui n’a qu’une dimension, autant que la matière le permet, nous-mêmes nous la suivons, nous courons avec elle . » Autrement dit c’est en insufflant la marque de son corps, son mouvement, son dessein à la matière que l’artiste injecte de l’imaginaire dans la matière, c’est-à-dire de la mobilité dans l’immobile (Alain rapproche la peinture et l’architecture plus du côté de l’immobilité que du mouvement). « Fixer l’imaginaire, c’est peut être le but de tous les Beaux-Arts ». C’est parce qu’il fait trace dans la matière et que « l’on peut aussi toucher ces traces », que le mouvement de l’artiste rencontre le mouvement du spectateur. D’un bout à l’autre, l’imagination est une : l’imagination, mouvement du corps, se touche elle-même continuellement » (Alain).

L’empreinte, picturale, photographique : l’adhésion du corps

La notion d’empreinte induit une connivence de l’icône et de l’index (eicon/eidolon), une absence se définissant comme une puissance de forme (Georges Didi Huberman, L’Empreinte, Centre Georges Pompidou, 1997) Notion phénoménologique : nous adhérons à l’image car nous nous y reconnaissons « je serais bien en peine de dire où est le tableau que je regarde, je vois selon ou avec lui plutôt que je ne le vois » (Maurice Merleau Ponty, l’Oeil et l’Esprit, 1960)

La photographie : une empreinte lumineuse... C’est encore de l’analogique : il y a toujours relation physique du corps à l’image...Roland Barthes parle d’un message sans code (La Chambre Claire, 1980) Le régime indiciel de la photographie renvoi à la persistance du corps dans l’appareil (le plus mécanique il soit-il) Voler du corps : Balzac n’aimait pas être photographié. Il disait que chacune des photographies d’un sujet prenait au sujet photographié un spectre, lui enlevait une part de lui même. Lorsqu’on regarde le procédé photographique, empreinte de lumière, cette théorie n’est pas entièrement fausse. Par l’intermédiaire des grains d’argent de la pellicule, grains qui vont capter et fixer la lumière que le corps photographié renvoi, mon corps percevant reçoit un substrat de ce qu’a reçu celui qui est photographié. « une sorte de lien ombilical relie le corps de la chose photographié à mon regard : la lumière, quoiqu’impalpable, comme milieu charnel, la chose d’autrefois a réellement touché la surface qu’a son tour mon regard vient toucher » (Barthes, La chambre claire). Ce qui fait que l’on croit à une photographie, ce qu’il fait que son énoncé, même le plus objectif possible, nous fascine, ce qui fait que l’histoire que nous raconte l’image nous l’acceptons tout naturellement, ce qui fait que « la photographie a transformé le sujet en objet de musée » (en archive) tout en sollicitant naturellement notre sensibilité, c’est que l’image photographique à un lien naturel a ce qu’elle représente. C’est une empreinte lumineuse. Pour Barthes, elle est un message sans code. Il y a une forte adhérence physique de l’image à son référent (pas un lien que analogique/peinture réaliste ou arbitraire/langage mais chimique). Ce qui est naturel dans le photographique, c’est sa structuration de trace. Donc, même si il y a immobilité, la photographie montre la réalité substantielle du mouvement, sa trace (dialectique phénoménologique mobile/immobile)

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Jacques-Louis Mandé Daguerre
Boulevard du temple, 1839
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Alexander Gardner
Portrait de Lewis Payne, 1865

Avant l’arrivée de l’image mobile, le mobile s’exprime par sa trace (figée : la rapport de l’image au mouvement est un rapport à la mort) L’histoire de la photographie, c’est aussi l’histoire d’un appareil (donc quelque part qui veut résister à la phénoménologie de la trace. il ya un jeu entre ces trois termes : Appareil/objet/sujet) qui veut se rapprocher du mouvement. D’ailleurs, la photographie va montrer que le mouvement mimétique picturale était faux :

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Muybridge
les allures du cheval
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Le Fusil Photographique
Marey, 1882
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Théodore Géricault
Le Derby

Le Cinéma est-il, dans ces conditions, une réalité ou une réécriture du réel ? Ne doit-on pas questionner le paradoxe entre le cinéma comme montage et le cinéma comme trace ? Cinéma, vidéo : réécriture analogique mobile/immobile (montage, scénario) A partir de là, se met en place une notion de réecriture du réel (de la trace immobile à la trace mobile). Car si on passe de l’immobile au mouvement (esthétique de la vitesse futuriste) on reste encore dans une trace qui cherche à s’énoncer. Exemple : le Flou en photographie peut être une trace qui énonce le mouvement...une écriture du mouvement

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Anton et Arturo Bragaglia
Portrait photodynamique, 1911

Avec la vidéo on est encore aussi dans une adhésion analogique au réel....le dispositif phénoménologique...relation substantielle (énergétique, transfert d’électrons, balayage physique/empreinte) entre ce qui est représenté et la matérialité-spatialité du dispositif (Merleau Ponty/place du spectateur)

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Bill Viola
The Crossing 1996
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Bill Viola
The Crossing 1996
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Bill Viola
the sleep of reason 1998
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Shigeko Kubota
Nu descendant l’escalier 1975

Bill viola déclare : « tout est connecté, un système dynamique, vivant, un champ d’énergie. Il n’y a pas un instant de discontnuité, d’immobilité dans le temps. Quand on fait de la vidéo, on interfère dans ce processus continu » (continuité plastique, analogique entre le mouvement du monde et le mouvement vidéo) En fait tant que l’image porte en elle encore plus ou moins structurellement de la trace, du corps, elle est forcément lié, phénoménologiquement, au mouvement du monde (le mien qui habite le monde...choséité, fond perceptif primordial...) « Ce qui m’intéresse dans la peinture, c’est le cinéma » Michaux.

Tout change avec le numérique : Le numérique : une empreinte simulé (la transposition fait partie de la réécriture) Nous sommes face à une Matrice de chiffres simulant le réel, c’est-à-dire quelque chose d’algorithmiquement autonome mais qui en même tems va reprendre une apparence sensible (rôle des interfaces d’entrée et de sortie). Il y a glissement du sujet appareillé au sujet interfacé, modification de la poïétique et de l’esthétique (imaginaire de production et imaginaire de réception) de l’œuvre par un appareil unique : l’ordinateur. Retenez l’idée de persistance du corps : rôle de l’interface, de l’interactivité (le corps têtu) « La simulation extrait l’homme de son propre corps, elle l’en éloigne et elle l’en affranchit. Mais le corps est têtu. On ne s’en débarrasse pas si facilement. » Edmond Couchot, La Technologie dans l’art, de la photographie à la réalité virtuelle, partie II : l’art numérique, C . Réel/Virtuel, Mi chair, mi-calcul, Nîmes, édition Jacqueline Chambon, 1998, p. 149.

Problématique ou base de votre travail : le positionnement du corps analogique (place, résistance, interaction, nouvelles émotions...) dans la réécriture (la création) numérique du mouvement. (mouvement analogique/mouvement numérique)

Introduction : Recherche d’une synchronie plastique questionnante entre l’analogique et le numérique

Avant l’arrivée du modèle numérique dans le champ de la création plastique, nous pouvions avec certitude affirmer que toute œuvre d’art, peinture, sculpture, photographie (empreinte lumineuse), installation, environnement, portait en elle les traces de sa fabrication. Sa matérialité, sa temporalité et sa spatialité se définissaient par rapport à notre corps percevant (et imaginant), et cela tant du point de vue poïétique de la production que du point de vue poétique de la réception de l’œuvre. En tous les cas, si l’ordre de l’analogique était celui de l’adhésion physique au réel perçu, qu’elle soit visuelle, tactile, photo-sensible ou photo-électrique (vidéo), alors cet ordre avait une irréductible base anthropologique. Qui dit analogie dit rapport motivé au monde et par là, en effet, adhésion perceptive (corporelle) au monde : « chaque acte perceptif s’apparaît comme prélevé sur une adhésion globale au monde ». Il est « une certaine possession du monde par mon corps, une certaine prise de mon corps sur le monde » (Maurice Merleau ponty, phénoménologie de la perception, 1945).

Or, en n’entretenant « plus aucun lien physique avec le réel », l’ordre numérique a substitué « l’expression d’un langage (...) des programmes informatiques nourris d’algorithmes et de calculs » (Edmond Couchot, La technologie dans l’art, 1998) à l’expression d’un langage indiciel . Si le corps a encore peut- être un rôle à jouer dans cette ère de la simulation, ce n’est en tous cas plus lui qui dicte à l’œuvre la morphogenèse de son événement. La forme de l’œuvre « n’est plus le terminal d’une présence humaine... L’image contemporaine se caractérise précisément par son pouvoir générateur ; elle n’est plus trace (rétroactive) mais programme (actif) » (Nicolas bourriaud, Esthétique relationnelle, 2001).

Tout ce que le corps donne à la machine informatique par l’intermédiaire du clavier, de la souris ou autres interfaces est automatiquement transformé, tous ses gestes sont numérisés, dématérialisés : le rôle de notre corporéité motrice n’est plus de présider mais d’être soumis à son dédoublement virtuel. Rappelant scientifiquement les soubassements physiologiques de notre comportement esthétique né des valeurs et des rythmes et permis par notre équipement sensoriel, André Leroi-Gourhan associe d’ailleurs « l’extériorité illimitée de notre force motrice » (allant jusqu’à la mutation idéale où « l’homme aurait hors de lui un autre homme ») au problème actuel « de la régression de la main ». Car la main est un « appareil ostéo-musculaire désuet, hérité du paléolithique » dont l’activité diminue alors qu’il est « étroitement solidaire de l’équilibre des territoires cérébraux qui l’intéressent » (Le geste et La Parole, 1964) et qui sont restés identiques depuis des millénaires. Voir dans la machine numérique une désubstantialisation radicale du corps et par là même une remise en cause des conditions anthropologiques de l’œuvre ne mériterait aucun contrepoint si cette machine était réellement, hors de toute mythologie de science fiction, une entité autosuffisante. Or, en dehors du principe numérique de simulation, toute la spécificité de la micro-informatique est d’associer « l’utilisateur au fonctionnement de la machine en établissant entre eux une boucle rétroactive courte et rapide » : c’est le principe de l’interactivité. Autrement dit, si événement numérique il y a, non seulement celui-ci est déclenché et sans cesse réinitialisé par nos organes corporels mais encore faut-il surtout que les données numériques que nous transmet la machine soient converties en données analogiques susceptibles d’être perçues par notre corps. Certes, l’image numérique « est le produit en quelque sorte vivant de l’ordinateur et des programmes, des réseaux, des terminaux, de l’écran, des doigts, de la rétine et de la pensée du regardeur, le produit d’une étonnante hybridation de chair, de symboles et de silicium » mais cette hybridation a besoin d’un ancrage tangible dans le champ de la perception. « L’analogon purifié et transmuté par le calcul, l’analogon numérique de nous- mêmes » a donc un « mode d’existence paradoxal » (Edmond Couchot) : même s’il est entièrement constitué de calculs, il prend « une apparence perceptible ». Même si le monde que donne à voir une image numérique « n’appartient pas » à la réalité, cette image est bien réelle « dans la mesure où elle se donne à voir ». Parce qu’elle est traduction visuelle d’une matrice de chiffres simulant le réel, parce qu’elle est incarnation ou mode d’existence (analogique) d’un « non-être » (Platon, le Sophiste), l’image numérique ne peut-elle pas encore susciter l’intérêt d’un faire artistique forcément ancré dans le réel, d’une poïétique (Aristote) , cette singulière science analogique du produire par laquelle l’artiste retrouve dans la chair des apparences, en deçà de l’éther des illusions perçues, la grammaire qui articule le monde au corps ? Si, à la différence du langage rhétorique de l’image dont il possède également la structure, le langage poétique de l’œuvre est la projection organisée ou la trace du mouvement incarné de notre imagination , de notre corps capable de sans cesse réinventer ses postures, l’époque du numérique peut-elle faire l’économie d’une poïétique analogique dès lors qu’elle cherche à faire œuvre, peut-elle faire l’économie de toute la poésie que les gestes de contact l’entretenant sont susceptibles d’ouvrir dès lors qu’ils sont détournés de leur fonction d’application ? 1-Entre l’habillage analogique que revêt la forme numérique à l’écran et notre corps qui perçoit et interagit avec lui, se glisse toute la matérialité ou « la paroi poreuse » des interfaces. Parce que ces dernières, qu’elles soient d’entrée (clavier, souris, disque laser) ou de sortie (écran, imprimante), qu’elles concernent le toucher ou la vision, fixent l’événement numérique du début à sa fin dans « des points de réadhérence au reel » (Couchot) et au corps, ce corps qui a toujours déjà lieu.

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Gary Hill
in as much as it is already taking place, 1990

“Le corps existe pour ainsi dire entre les images que Gary Hill répartit sur divers écrans grand format, plaçés dans une niche qui évoque l’ancien emplacement traditionnel du tableau (...). Ce n’est pas le doute sur le corps, mais le doute sur sa capacité à faire image qui constitue ici le sujet de l’oeuvre. L’artiste parvient même, dans ses fragments et ses instantanés, à en capter le mouvement, par exemple la respiration. Sur un des écrans, il nous montre l’index effleurant et feuilletant les pages d’un texte, en nous rappelant que la lecture, à l’égal de la vision est un acte corporel. Nous n’avons pas encore quitté l’espace des corps, même si nous voyons à présent leurs images nous échapper et que nous préfererions nous retrouver dans des corps virtuels, qui ne sont eux-mêmes que des images, quoique nous prétendions les appeler des corps”. Hans Belting, Pour une anthropologie des images, Chapitre 3 : images du corps, vision de l’homme, une représentation en crise, 8, Paris, Edition Gallimard, Le temps des images, 2004, p.149. ).

Même à l’ère numérique, tout plasticien qui se respecte ne peut se passer du rapport analogique de l’homme au monde. Car, de la fonction illusionniste à la force littérale de l’œuvre, de la croyance dans l’analogon à sa mise en crise, de l’icône à l’indice, de la virtualité à la corporéité de toute production poétique, c’est bien ce rapport que l’art moderne et contemporain a analysé : les images sont des traces physiques (matérialité) du corps qui produit (temporalité), par un appareillage (spatialité), pour en révéler les constituants et, à partir d’eux, travailler un ordre poétique du probable, produire par le transport métaphorique « ce qui ne peut pas être sur la base de ce qui est », réifier un « sentiment d’humanité » (Aristote). C’est avec cette analyse qu’il faut peut-être se placer devant les interfaces « analogiques (entrée) -numériques- analogiques (sortie) ». C’est par cette analyse qu’il est possible d’instaurer une poïétique où la matérialité immémoriale, déjà là, fossile, le « soubassement chosique » (Heidegger)du « moniteur » se dévoilera face à l’immatérialité des flux que ce dernier contient, une poïétique où la gestualité libérant les mouvements soumis du corps face aux interfaces dévoilera la temporalité du corps face à la fulgurance des algorithmes, une poïétique où la spatialité tangible des éléments de l’appareillage informatique entre lesquels le corps se débat dévoilera la présence du monde face aux insituables territoires virtuels.

Ce dévoilement n’aura valeur d’œuvre que s’il est capable de produire, à l’instar du paradigme photographique, un imaginaire incarné, lié au corps mais susceptible aussi de démontrer la dépendance de l’ordre numérique vis-à-vis de l’ordre analogique. Encore faudrait-il que l’ordre du numérique accepte aussi le pendant de la poïetique analogique sans lequel toute contemplation de la matière, de l’espace et du temps est impossible : ce pendant est l’esthétique qui fixe le cadre de la réception du langage poétique.

Or, aussi opérationnels soient-ils à propos de l’articulation « poïetique-poétique-esthétique », les concepts plastiques analogiques « d’empreinte » ou de « régime indiciel » de la re-présentation peuvent-ils encore être valables à l’époque numérique où le dispositif de production de l’image, l’ordinateur entouré de ses interfaces, est exactement le même que son dispositif de réception ? Si le point de vue poïétique permet d’exploiter artistiquement le résidu d’anthropos à partir duquel se déploie le flux numérique, ce face-à-face analogique-numérique est-il vraiment synchronique et équitable dans la mesure où il a lieu selon « les règles de l’art » analogiques : production, diffusion, réception de l’œuvre ou artiste, espace d’exposition, spectateur ? 2- Prenons cette fois-ci les règles du numérique : « le public fait la même expérience que celui qui est à l’origine du message (communication), ou de l’œuvre (art) », « l’auteur et le public partagent la même logique communicationnelle, (...) le même espace sensible (celui des interfaces), (...) la même temporalité » ainsi que « la même volonté de responsabilité revendiquée dans l’élaboration et la circulation de l’information ». Nous observerons que, si les séparations traditionnelles entre poïétique et esthétique y deviennent caduques, la base anthropologique demeure. Elle est même intacte, préservée, unitaire comme un potentiel vierge là où l’art analogique la modèle en deux directions distinctes : posture de production, posture de réception. En tous les cas, le corps semble le dernier élément possible à partir duquel une vision synchronique et intègre de l’analogique et du numérique est possible puisque ce corps autant créateur que spectateur, ce corps unique, cette posture valable pour n’importe quel homme devant son ordinateur, insuffle dans le réel, bastion de l’art analogique, un modèle nouveau qui vient prendre place à côté des anciens plasticiens et de leurs contemplateurs. Autrement dit, après avoir fait le chemin inverse, si nous voulons comprendre ce que le phénomène numérique peut apporter à la définition d’une oeuvre d’art qui adhère forcément à un moment donné au réel, nous ne pourrons faire l’économie non seulement d’une analyse du modèle numérique (la matrice, le réseau, la fractalisation, le pixel et le point, la pensée de l’architecture...) mais encore et surtout de l’influence de ce modèle sur les modalités d’existence d’un fait artistique qui est sorti du musée, qui est partout et nulle part à la fois, qui est devenu un « fait social total » (Marcel Mauss, sociologie en anthropologie, 1950). Si le réseau numérique a comme corollaire dans le réel un réseau de producteurs-récepteurs collés à des appareils communicationnels uniques, il s’agira de voir jusqu’à quel point cette uniformisation des échanges virtuels (qui envahit la planète en même temps qu’elle laisse chaque corps seul devant l’écran), peut modifier la définition de l’imaginaire, celle-ci étant jusqu’à présent liée au corps de l’artiste échangeant (par le biais de l’œuvre) avec le corps du spectateur. En effet, en quels termes la singularité imaginaire du corps peut-elle résister à la posture uniforme que lui dicte le produit informatique ? La forme design de ce produit ne traduit-elle pas la persistance incarnée d’un imaginaire quand bien même ce dernier serait standardisé ? N’est-ce pas parce que l’appareil informatique garde une poésie objectale qu’il est encore possible de superposer une esthétique de l’échange réel sur une esthétique de l’échange virtuel ? Ne pouvons-nous pas voir par exemple dans la reconnaissance actuelle du design comme nouveau territoire de l’œuvre, l’incarnation dans le réel ou l’éjection hors du virtuel, d’une « esthétique relationnelle » (Bourriaud), d’une esthétique poïétique, génératrice, agissante ? Par-delà l’uniformité d’une œuvre qui a désormais toutes les apparences d’un produit, n’assistons-nous pas à la mise en évidence des corps qui échangent ?

3- C’est à partir de là, hors de tout sentier balisé, que le poids du corps dans le réel prendra toute sa force : quand bien même le musée et l’œuvre disparaîtraient, pourrait-il en être autant de notre imaginaire qui, même privé de surfaces « désintéressées » de déploiement, reste constitutif de notre corps, dernier rempart ou lieu d’activation de quelque chose de singulièrement artistique dans le réel ? Remplaçant la notion désormais obsolète de point de vue par celle de « point de ressentir » (Sylvie Coëllier, Lygia Clark, l’enveloppe, la fin de la moidernité et le désir de contact, 2003), celle de design par celle de sculpture relationnelle, nous verrons comment une recherche plastique qui voit dans la chair des interfaces le symptôme d’une fuite uniformisante de l’imaginaire vers le lieu social (la posture informatique est autant intimiste que planétaire), ne peut plus s’en remettre qu’aux perceptions du corps et aux mouvements de son imagination incarnée pour retrouver dans le produit informatique et sous l’uniformité de son esthétique fonctionnelle, les indices tactiles et visuels permettant au corps percevant singulier de construire un langage poétique. Plus précisément, il s’agira de retrouver à l’intérieur du champ social, le moyen de libérer la sensibilité phénoménologique innervant la forme fonctionnelle de l’appareil informatique, la plus design soit-elle, pour redonner à cette sensibilité ou ce parfum d’anthropologie une grammaire poétique résistant à l’interface numérique. Pour que l’œuvre, tel un produit, continue d’habiter dans le réel au plus près de notre corps, encore faudra-t-il trouver les moyens plastiques de dissimuler la singularité du geste poétique à l’intérieur de la forme standardisée.



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